New York, ce 5 novembre 2018, au prestigieux Public Theater de Broadway, ce lieu mythique qui accueilli pour son ouverture en 1967 la première mondiale de la comédie musicale Hair, a été jouée Looking for Europe, la pièce de Bernard-Henri Lévy réécrite en la circonstance pour embrasser cette époque américaine.

La salle est pleine. L’ambiance est survoltée. A quelques heures des élections des Midterms (de mi-mandat) l’intelligentsia new-yorkaise attend un vote capital.

Si le scrutin doit désigner des milliers de responsables locaux, des centaines de parlementaires, des shérifs, les gouverneurs de 36 états, trente-cinq postes de sénateurs (sur cent) sont également à pourvoir et l’ensemble des 435 sièges de représentants à la Chambre basse du Congrès. L’enjeu fédéral est immense. Référendum pour ou contre Donald Trump, « Blue Wave » démocrate or not, Congrès divisé ou pas : au théâtre, ce soir, le public est venu écouter le texte engagé, truffé d’éléments autobiographiques, d’un écrivain français assez peu connu pour son soutien à l’administration en place.

Le suspense est tangible, l’intensité mesurée sur scène et ressentie derrière les fameux murs rouges, n’a rien d’emprunté. On parle de la « Hate Week », de cette semaine de haine, quasi orwellienne qui vient de s’écouler : de la série de colis piégés envoyés à des adversaires politiques et détracteurs de Donald Trump ; de l’attaque raciste du Kentucky ; et de la tuerie antisémite de Pittsburgh. Mais on rit aussi, de ce rire qui cache les angoisses et parfois la panique. BHL se moque de Brett Kavanaugh, manie l’ironie avec l’auditoire. A la question de savoir quel est, à ses yeux, le pire crime de Trump, l’écrivain avance : « d’avoir non seulement créé la droite la plus bête du monde mais aussi d’avoir boosté la gauche la plus réactionnaire qui soit » – celle qui prétend rendre la justice sur les réseaux sociaux et non dans les prétoires, celle qui stimule les mouvements type BDS.

L’assistance goûte ces « punchlines » avec gourmandise, en particulier lorsqu’il s’agit de renvoyer les tweets de Potus à la figure de Romulus Augustule, ce dernier empereur romain qui, selon le dramaturge allemand Friedrich Dürenmatt, alors que son empire était en péril, choisit de se consacrer aux piaillements – en bon anglais, les « tweets »… – de ses poules. Gourmandise encore, lorsque l’auteur de la pièce imagine un surréaliste et hypothétique « Impeachment » du nouveau Juge à la Cour suprême.

Mais un autre moment d’émotion a marqué la soirée : celui consacré à Asia Bibi, cette femme pakistanaise chrétienne, devenue l’un des symboles malgré elle de la barbarie infligée aux femmes. Pour avoir « blasphémé » (ce mot atroce) et bu l’eau d’un puits supposé réservé aux musulmans, les fondamentalistes religieux exigent sa tête. Elle a été acquittée il y a quelques jours ; mais c’était sans compter avec la haine et le fanatisme qui ont bloqué un pays entier via une foule d’hommes-zombies réclamant la mort d’une seule femme, innocentée mais toujours emprisonnée dans sa cellule du centre pénitentiaire de Multan, au centre du Pakistan, depuis maintenant 9 ans. C’est bien le message et la demande de sa famille qu’a relayé aussi hier soir Bernard-Henri Lévy, leur demande d’asile faite, entre autres, aux Etats-Unis. BHL l’a fait en s’adressant à la statue de la liberté, legs français à la cité, implorant que sa voix résonne « du pont de Brooklyn au pont Mirabeau », en faveur des désespérés. L’écrivain est inquiet. Il a déjà voyagé au Pakistan sur les traces de Daniel Pearl.

Adam Gopnick, David Samuels, Marty Peretz, ou encore Paul Berman écoutent. « Are you still there? » lance BHL aux Etats-Unis, « pour les affligés du monde, pour les Juifs, pour l’Europe ? ».

Il a 70 ans très exactement ce soir. En plus d’une ovation debout, les spectateurs entonnent un tendre « Happy Birthday » détonnant avec le propos de ce qui vient de se jouer, sans se douter que c’est la première fois que l’écrivain accepte, depuis longtemps, d’entendre ces paroles tant cette date est aussi, pour lui, depuis 24 ans, celle d’un deuil absolu. Le coup de théâtre se poursuivra plus tard, comme un hommage à Edgar Allan Poe, dans les caves d’un lieu dont la légende veut qu’il ait inspiré l’une de ses nouvelles extraordinaires et glaçantes, La Barrique d’amontillado.

« La vague bleue » n’aura pas eu lieu mais la Chambre des représentants a bel et bien basculé.


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