L’intelligentsia parisienne sélectionne volontiers un drame de temps en temps où puiser un verre de compassion ou de colère qu’elle savoure ensuite avec force bruits de plumes. Cela ne date pas d’hier. Hugo et Chateaubriand se régalaient de l’indépendance grecque, Beaumarchais s’engraissait sur celle des Américains, le sort des Indiens tourmentait Montaigne… Le dernier acte de cette éternelle tragi-comédie s’est ainsi joué en même temps à Sarajevo et chez Lipp. Tandis que Serbes et Bosniaques se canonnaient sur le mont Igman, pro-Serbes et pro-Bosniaques faisaient couler l’encre dans les journaux parisiens. Dans le premier camp, on comptait Patrick Besson, Jean Dutourd, Jean-Edern Hallier… Dans le second s’étaient rangés Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann, Alain Finkielkraut, le Pr. Schwartzenberg… L’Histoire semble avoir tranché à Dayton : bientôt, les Serbes et les Croates de Bosnie rejoindront leurs patries respectives tandis que les Musulmans régneront sur leur État, plus petit que dans leurs rêves, mais plus grand que dans les cauchemars serbes. La littérature, elle, n’a pas encore dit son dernier mot. Tant mieux d’ailleurs. Les grands malheurs donnent souvent lieu à de bons livres. Ainsi Le Lys et la cendre, où Bernard-Henri Lévy raconte ses nuits de camping dans les champs de mines bosniaques. Du Bangladesh à la Pologne de Jaruzelski, en passant par l’Irak de la guerre du Golfe et l’Afghanistan des moudjahidin, il faudrait des panneaux pour s’y retrouver dans son parcours idéologique. Sarajevo ne sera sans doute pas le dernier clou où il accrochera sa panoplie de baroudeur. Mais c’est déjà celui qui lui aura inspiré les pages les plus saignantes : dans ce journal tenu entre 1992 et 1995, il aura placé des explosifs bien goupillés sous les portraits de tous ceux qu’il a croisés, amis ou ennemis.

Avec BHL, l’ingénuité la plus désarmante va toujours de pair avec une efficacité redoutable. Il révèle que tout a commencé en janvier 1992, quand Jean d’Ormesson lui a proposé de sauter en parachute avec lui et Jean-François Deniau au-dessus de Dubrovnik.

On voit ici le tableau : « Ushuaia » à l’Académie. Évidemment, la presse s’est enthousiasmée. On ne rit pas si souvent. Finalement, le ridicule s’est quand même interposé, et nous fûmes privés du show. Mais BHL avait trouvé une cause. Il ne l’a plus lâchée, et il faut avouer qu’il a rendu d’immenses services aux Musulmans bosniaques. Le voyage de François Mitterrand à Sarajevo, les réceptions d’Alija Izetbegovic à l’Élysée ou par Édouard Balladur, son accueil officiel par Jacques Chirac, la mobilisation de la presse, la diffusion à Cannes du film Bosna !, les caravanes humanitaires, les forums télévisés, la liste « Sarajevo » aux élections européennes, partout la plume et le micro de l’ancien « nouveau philosophe » se sont mis avec talent au service du cimeterre bosniaque. Parmi les activistes, BHL se classe comme le champion des champions. Est-il objectif, pourtant, quand il raconte ces batailles ? Pas sûr. À le lire, on dirait qu’il prenait jusque-là le monde pour une bergerie. La violence de la guerre le surprend comme s’il avait déjà vu des combats propres. Il traite les Serbes de fascistes, compare leurs chefs à Hitler, cite le ghetto de Varsovie, découvre des camps de concentration, nuit à sa démonstration à force de privilégier l’émotion plutôt que les faits. Du reste, il ne cherche pas l’objectivité. Il a choisi son camp. Il dénie aux Serbes le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et refuse que des paysans orthodoxes préfèrent rejoindre la Serbie voisine plutôt que de servir de minorité expiatoire à une future République islamique. Obsédé par l’envie de lever l’embargo sur les armes qui pénalise la maigre armée bosniaque, il affronte sans sourciller la perspective de voir couler plus de sang. Il consomme les grands mots et les points d’exclamation avec un entrain militaire. Pour autant, on ne peut pas l’accuser de bellicisme en chambre : quand il ne s’isole pas en amoureux sur la Côte d’Azur, et qu’il ne va pas se ressourcer dans des palaces mexicains, en effet, il se précipite sur le front. Il y est allé sans cesse, et en première ligne. Par souci de s’informer, et par amour pour sa cause. C’est son côté romantique. À Sarajevo, ça tombe bien, il est tombé sous le charme de la ville dès son premier passage. Résultat : il ne voit que ses bons côtés. Quand le ministre musulman de la Culture interdit les chansons serbes à la radio ou dénonce les mariages mixtes, BHL renchérit sur le « cosmopolitisme bosniaque ». Il ne triche pas, pourtant. Cette vérité a aussi trouvé sa place dans son livre. Pourquoi ? Parce que BHL essaie de tout dire. Et ne ménage personne. Ni ses amis, ni les hommes politiques français, ni lui-même.

Son livre dresse une galerie de portraits au vitriol du Tout-Paris de l’ère Mitterrand. À tout seigneur, tout honneur, l’ancien président de la République est le premier servi. L’intellectuel ne passe rien au prince. Il le montre à la fin d’un dîner de SOS Racisme se nettoyant la bouche avec « l’ongle de l’index qui gratte, une à une, les molaires » ; et ajoute, mortel : « Il a toujours pris le temps, quand il mange compliqué [c’est-à-dire chinois], de ce petit décrassage de fin de repas. » On retrouve François Mitterrand fatigué, vieilli, maquillé, se caressant les mains en prélat retors qui ne cajole que ses propres idées ; on le découvre secret, mystérieux, ne révélant rien à ses propres conseillers de ses discussions avec un autre chef d’État… Mais on apprend aussi l’ami spirituel, le galant homme, l’esprit lettré qu’il sut être pour plaire. Pour finir, on le voit en gouvernant, soucieux d’éviter à tout prix la guerre, inquiet aussi à l’idée de briser la longue alliance franco-serbe : grand homme d’État en somme.

D’autres sont moins bien traités que lui dans son entourage immédiat. Certains rient trop fort aux bons mots du président et BHL ne les « loupe » pas. Surtout quand ce sont ses propres relations. Il n’est pas de tout repos, en effet, d’appartenir au premier cercle de ses proches. Il vaut mieux le connaître comme auteur que comme ami. Les compliments à Jean-François Deniau, Bernard Kouchner, Alain Finkielkraut, au Pr. Schwartzenberg et autres alternent miel et fiel avec une science assassine. Chez les politiques, même jeu de massacre : François Léotard apparaît avide de compliments, fébrile, futile ; Raymond Barre peine à sortir de sa torpeur, sinon pour répondre à des questions que personne ne lui pose. C’est d’une drôlerie atroce. On dirait un roman politico-loufoque comme les aiment les Anglais, dans le style d’Evelyn Waugh. BHL ne fait aucun cadeau – sinon à ses lecteurs : eux se régalent. Les conversations et les scènes rapportées dans ce livre résument à merveille un siècle de batailles intellectuelles parisiennes : le burlesque y côtoie sans cesse la gravité, aux dépens ou au profit de causes lointaines dont la France n’a cure. Du reste, Bernard-Henri Lévy s’en rend compte mieux que personne. À son propre égard, il ne manifeste pas plus de bonté qu’à celui des autres. Il ne cache pas son goût des institutions, sa révérence à l’égard du pouvoir, son besoin de fréquenter des gens célèbres, son plaisir à paraître dans les hauts lieux de l’establishment. Il aime plaire, même à ceux qu’il combat. Résultat : le matin, il s’adresse à eux sur un ton à la Démosthène et, le soir, il dîne à leur table.

Cela dit, cet activiste un peu trop « couture » joue cartes sur table. Quand il cite ses références suprêmes, il choisit Lawrence d’Arabie. On comprend alors qu’à Saint-Germain-des-Prés, en temps de guerre, les vrais fournisseurs d’armes ne sont pas Dassault et Kalachnikov, mais Gallimard et Grasset. À l’arrivée, quand tout sera fini, il ne s’agit pas d’entrer dans l’Histoire, mais dans La Pléiade. BHL rêve d’être Byron, dandy couché sur papier bible. Pourquoi pas ? Il transforme ses passages dans les antichambres ministérielles en épopée. Malraux n’a rien fait d’autre. Et Montherlant a encore plus enjolivé ses intérims éclairs sur le front. Demain, quand nous, ses contemporains, nous aurons disparu avec nos sourires condescendants, il restera un récit bien tourné et accablant des palinodies parisiennes pendant le conflit bosniaque.


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