La musique commence, assez mélancolique. BHL, en voix off, sur un ton qui n’est pas le sien dans la réalité, qu’on prend quand on essaye de dire quelque chose depuis longtemps, qu’on y croit encore, qu’on veut se faire comprendre, qu’on détache les syllabes en parlant à la personne bien en face, sur un ton calme, didactique, soucieux de ne rien omettre, pour convaincre, pour prouver que ce qu’on raconte est exactement ce qui se passe, dit ce qu’il a filmé en Ukraine.

C’est un ton de tréteaux politiques, de parole publique, de chasse au malentendu. Une articulation qui semble venue directement du cerveau, un cerveau volontaire, et en enlevant toute passion…

Ça commence dans une gare, à l’été 2022. On le voit de dos, portant son sac de voyage à la main, il n’est pas de ces hommes qu’on voit dans les gares et les aéroports avec une valise à roulettes. Le poids fait pencher la colonne en sens inverse.

Des images résument le film précédent, avec arrêt sur son intervention face à la foule du Maïdan : « Vous n’avez pas peur », « Vous allez gagner cette guerre ».

Après l’avoir vu, je l’avais appelé. Il m’écoutait, au bout du fil, entièrement là, concentré, en silence. Je ne disais pourtant rien d’extraordinaire. Puis, tout d’un coup : – Vous croyez que ces gens vont finir par m’aimer un peu ?

Ces gens. Nous, le public, les journalistes, les Français, il sait qu’il n’est pas aimé. « Moi, le nanti », comme il m’avait dit quand je l’ai rencontré en 2011, m’expliquant que lui le nanti était allé sur le terrain avec les combattants, les avait suivis, engagé du bon côté. Il l’a toujours été. Depuis sa naissance médiatique, à 30 ans, sur le plateau de Bernard Pivot, dénonçant l’URSS autocratique. Mais on ne l’aime pas. Il le sait. Surprise par sa question, j’avais improvisé : – En tout cas, si ce n’est pas avec ce film-là, ça sera jamais.

J’avais été gênée après coup par la brutalité de ma réponse.

J’ai vu celui-ci dans une salle de presse, seule. Après le générique de fin, la porte s’est ouverte. C’était lui. J’ai dit un mot ou deux en rangeant mes affaires. On a monté quelques marches. À l’entresol, il y avait deux canapés en angle en velours grenat, il s’est assis au bout du siège, les coudes sur les genoux, attentif.

Je crois que BHL est un homme hyper-sensible, qui va chercher là-bas, dans les combats justes, le sentiment de fraternité, qu’il ressent pour des gens qui y croient encore, pour combattre la mélancolie qui guette, la perspective que le bien pourrait ne pas exister, et ne pas triompher en dernier ressort.

Cet homme qui a cru en des choses part retrouver ceux qui par leurs actes montrent qu’il est encore possible d’y croire. Au triomphe du bien. Au repérage des autocrates, à la non-complaisance envers les violents, les brutes, épaisses ou raffinées, au courage et à la victoire.

La voix off dit : « Je suis fatigué. »

Il filme ces hommes et ces femmes, de tous les âges, contraints d’y croire pour survivre, leur dit pour les renforcer : – Vous allez gagner.

Ça le renforce. Il est leur frère. « Moi le nanti. » Lui le nanti. Les autres ne comprennent pas ça, ne l’aiment pas, mais il est leur frère. Il le filme. Il s’arrête dans une synagogue. Le rabbin lui dit : « L’Ukraine va gagner, car l’Ukraine a raison. »

Il veut nous convaincre qu’avoir raison entraîne la victoire et l’amour.

C’est ce qu’il vient voir de ses yeux voir.

Dans une odeur décrite comme de sang et de charogne, un homme torturé à la barre de fer lui raconte les menottes, un sac sur la tête, deux à le frapper, deux à l’interroger, battu avec un tuyau, électrocuté.

La voix off : « Le courage que depuis le début j’admire chez mes amis ukrainiens. » Puis, en marchant dans une tranchée, il dit à ceux qui l’ont creusée : « Ici, je me sens safe. »

Il pose une question à un combattant sur « le moral », avec le ton du journaliste, et de l’exhortateur qui donne du courage. Il enquête. Devant un immeuble en ruine : « Pourquoi est-ce qu’ils détruisent ça ? Faire peur ? Qu’est-ce qu’il y avait avant ? » – Un bar-restaurant qui était bien situé.

Dans sa façon de dire au revoir aux gens qu’il ne verra plus, mais qu’il a filmés, il y a un sourire, le beau sourire de cet homme beau, lui, le nanti.

Sur le canapé grenat, à l’entresol, il me dit : – Je vais mourir bientôt. C’est fini. J’ai 75 ans. J’en ai plus pour longtemps. – Mais non, enfin…

Le visage crispé, il ajoute que son père et sa mère sont morts tous les deux à 75 ans. Son père, peu avant le tournage au Mexique de son film « avec Arielle et Delon », qu’il appelle « mon Némésis », la vengeance des dieux contre l’orgueil de ceux qui ont tout.

Une femme dit qu’elle ne sait pas où sont ses filles. Il la réconforte en la prenant dans ses bras.

Il filme un bataillon de combattants étrangers, 32 nationalités qui chantent en chœur la gloire de l’Ukraine. La voix dit : « Malraux, l’Espagne, les brigades internationales. » Des mineurs, qui descendent au fond d’une mine de charbon : « Les vrais héros épiques, c’est eux. » La voix égrène Germinal, Zola, la France, la Résistance, de Gaulle. Des Ukrainiens brandissent un drapeau français avant de lui dire au revoir.

Il passe par Tchernobyl, il cite Duras : « Je n’ai rien vu à Tchernobyl. Rien n’a survécu. La vie n’a pas eu raison de la mort. Nulle part il est écrit que la vie doive durer. »

La voix off devient celle d’un prêcheur sensible, qui dit « douleur », « humanité », « pitié ». Le piano mélancolique accompagne la voix sur le mot sláva, qui veut dire « gloire » et qui est la racine de « slave ».


Autres contenus sur ces thèmes