Subtil manipulateur des médias, spécialiste de la synergie amicale et de la morale de bande, Bernard-Henri Lévy, à l’âge où d’autres s’amarrent à peine à leur premier cabinet ministériel, avait déjà inventé sinon une nouvelle philosophie, du moins les « nouveaux philosophes », placé amis, imposé aux magazines sa silhouette, publié trois bons livres et mérité, comme trois atouts maîtres, ces initiales miraculeuses, ce triple coup de clairon de la notoriété dont on sait ce qu’en firent un JFK ou un PMF…

Âgé aujourd’hui de 35 ans, BHL ne pouvait pas jouer éternellement les archanges de la rue des Saints-Pères. Ni se contenter d’être le Michel Hidalgo de sa vieille équipe des copains de Normale. N’avait-il pas, à 20 ans, rêvé de concurrencer Malraux sur les mouvants terrains de l’Asie et de la révolution ? Cela s’était soldé par un séjour en Inde plutôt flou, et des déceptions gauchistes. La presse ? Un peu de guérilla éditoriale, puis, en 1975, un éphémère journal, L’Imprévu, qui révéla l’imprévoyance de ce page à qui, jusque-là, tout, réussissait. Décidément, mieux valait utiliser les journaux que les diriger. Le cinéma, oui, pourquoi pas ? On vit apparaître BHL ici et là, puis, sagement, refuser les propositions. Le pouvoir ? Il séduisit Mitterrand plus qu’il ne fut séduit pas les hiérarques socialistes. L’eût-il voulu qu’il eût peut-être raflé un maroquin en 1981 – mais à quoi bon ? Des nostalgies plus ferventes et des ambitions plus secrètes animent cette belle machine à penser, à inventer, à écrire. Le vrai désir qui fermentait dans la tête du militant des droits de l’homme, du déboulonneur de Marx, du pétitionnaire de toutes les bonnes causes, c’était quand même la littérature. Le roman ! Prouver qu’il était capable, lui, le remueur d’idées, le dandy amer des illusions et des désillusions politiques, de passer par la porte étroite de l’artisanat romanesque, qui reste, en France au XXe siècle le portail royal de la gloire d’écrire…

On l’attend, BHL, au tournant de ce premier roman ! Avec des lyres pour chanter ses louanges ou des escopettes pour fusiller l’imprudent, c’est selon – mais on l’attend ! Admirable régisseur de sa propre aventure, BHL a fait, six mois à l’avance, un événement de ce Diable en tête qu’il nous faut maintenant juger sereinement, comme un des cent romans d’une entrée surabondante mais anémique.

Le Diable en tête est un roman-dossier. Un montage ingénieux, à la façon du Chacun sa vérité de Pirandello, au long duquel cinq éclairages successifs nous sont proposés pour expliquer Benjamin C., fils d’un riche collabo fusillé en 1945, qui va finir sa courte vie à Jérusalem, en expiation, après l’avoir consacrée à la colère, au luxe, aux femmes et à toutes les chimères de l’ultra-gauche, du terrorisme de café au maoïsme en usine, aux camps palestiniens, aux « brigades » romaines…

Tour à tour, la mère de Benjamin, Mathilde, son beau-père, Jean, une de ses maîtresses, Marie, et son avocat, Paradis, racontent, scrutent, analysent, trahissent le héros, le rendant toujours un peu plus énigmatique, confus et antipathique. À la fin, lui-même se confesse, et il propose une autre version encore de sa vie : il n’a été qu’un instrument, une victime, obsédé par un père nazi et manipulé par un agent stalinien – l’enfant du siècle par excellence. Oui, c’est alors à Musset qu’on pense. Il dut y en avoir beaucoup en Europe, entre 1830 et 1860, de ces jeunes hommes ténébreux, orphelins de l’aventure napoléonienne, qui hésitèrent entre romantisme et révolution, littérature et sociétés secrètes, de beaux carbonari à qui Benjamin fait penser, qui, ayant « raté » la guerre, navigue entre les séquelles du surréalisme et les grands songes destructeurs des années soixante à quatre-vingt, qu’administrent dans l’ombre tel tiers-mondiste bientôt assassiné ou tel inquiétant avocat… Stendhal et Giono aimèrent les Benjamin d’un autre siècle.

Le défaut des romans ainsi conçus comme une suite de témoignages (journaux intimes, lettres, comptes rendus d’interviews) est de ne jamais immerger le lecteur dans l’action. Le procédé conduit à des relations successives, à une sorte de roman abstrait, de montage romanesque, plus qu’à une brave et naïve histoire. Homme d’idées, BHL s’est trouvé à l’aise dans une idée de roman. Il a échappé à ce qu’elle risquait d’avoir de systématique en sondant le réel de l’époque (affaire Fesch, mort d’Overney, enlèvement de Nogrette, décor de Beyrouth) et en captant, en quelque sorte, des images mises en circulation par notre « histoire immédiate ». C’est ainsi qu’abondent les portraits à clé ou qu’« Oncle Jean », le beau-père de Benjamin, politicien à la Mollet-Moch, s’exprime avec la lassitude argotique d’un René Hardy. Et à chaque détour du labyrinthe, à chaque reflet de cette galerie de miroirs, des êtres de chair s’animent, vivent, émeuvent : la mort de Mathilde, l’amour de Marie pour son Lorenzaccio milliardaire, le séjour de Benjamin à Roma sont de forts moments romanesques.

Le récit nous laisse, finalement, assez loin des songes qui hantaient sans doute BHL au début de son travail et des fantômes de Nizan, Malraux, Byron, Rimbaud qui troublent son jeune Barnabooth. Selon qu’on le lit en psychologue (comme nous y invite la référence explicite à Benjamin Constant) ou en politique, on voit dans Le Diable en tête un apologue pirandellien sur le multiple mystère des êtres, ou le catalogue des fumées qui ennuagent depuis un quart de siècle la cervelle des bâtards de Marx et de Hitler.

On peut aussi, de façon plus « hexagonale », constater que, roman ou pas, l’auteur de L’Idéologie française n’a pas encore réglé ses comptes avec cette « France de Pétain » qu’il n’a pas connue et qu’il déchire avec hargne.

Mais là où un Modiano vaporise ses parfums et ses drogues, BHL, lui, détaille, ricane et sanglote la grande déploration d’un nouveau romantisme.


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