Sébastien Le Fol (Le Point) : Que vous inspire L’Esprit du judaïsme, le dernier livre de Bernard-Henri Lévy ?

Philippe Sollers : Pour la première fois, avec beaucoup d’énergie et de connaissances, le judaïsme est présenté comme une forme d’affirmation. Dans le contexte trouble et troublé de la crise laïque de la religion républicaine, c’est une lumière étonnante. Par son côté résolument irréligieux, donc libre, cet « esprit » est particulièrement bienvenu. On n’a jamais mieux parlé de la « gloire » du peuple juif et du fait qu’il s’agirait, pour son Dieu, d’un « peuple trésor ». La contestation d’un terme trop employé comme « élection » me paraît aussi percutante, et j’aime beaucoup la notion proposée du judaïsme comme « universel-secret ». Reste enfin un chapitre étourdissant sur le prophète Jonas et son aventure, à travers la baleine, à Ninive. L’engagement souvent mal interprété de Lévy sur différents terrains de guerre se comprend mieux à partir de là. Le judaïsme n’est donc rien sans l’étude. Il ne s’agit pas de croire en Dieu mais, par une lecture sans cesse approfondie, de le connaître avec sa lumière, mais aussi son ombre. Dernier point essentiel : la réconciliation souhaitée après trop d’ignorance réciproque entre judaïsme et catholicisme. C’est le fond le plus explosif de ce volume majeur.

Sébastien Le Fol : À propos du cas Proust, BHL estime que la « révolution romanesque qui porte son nom » a beaucoup à voir avec le fait qu’il était juif.

Philippe Sollers : L’enfance de Proust, je ne vous apprends rien, se déroule dans un contexte de vive perception catholique. Personne avant lui n’a décrit avec autant de justesse l’atmosphère magique d’une petite église de campagne. On sait d’autre part qu’il a pris position de la façon la plus spectaculaire pour la défense des cathédrales et des églises romanes, menacées par le laïcisme exagéré de Combes. Par ailleurs, qui mieux que Proust a su peindre les contorsions de l’affaire Dreyfus et qui, plus que lui, a ressenti le baptistère de Saint-Marc, à Venise ?

Juif, certainement. Mais n’oublions pas son homosexualité qui, pour la première fois de façon tragique et comique, envahit le paysage français. Bref, nous sommes très loin, avec le génie de Proust, de toutes les platitudes de Zola, sans parler du décadentisme de Huysmans que certains, prêts à se soumettre à l’islam, ont cru devoir méditer dans l’effondrement du catholicisme français. Proust donc, plus que jamais révolutionnaire. Question de vision, de style et de cruauté.

Sébastien Le Fol : BHL estime que c’est une manière juive d’être au monde qui a permis à Proust de faire « décoller la langue française » d’elle-même, de « s’alléger de ce poids de néant qui était comme un bœuf sur la langue de ses meilleurs écrivains et de redevenir le nouveau et suraigu laboratoire de l’intelligence »…

Philippe Sollers : Le maître absolu de Proust, s’agissant de la langue française, est cette fusée qu’on peut consulter chaque jour dans huit volumes de la Pléiade, c’est-à-dire le duc de Saint-Simon. Réussir la synthèse des Mille et une nuits et de Saint-Simon, voilà du grand art.

Sébastien Le Fol : La littérature française du XXe siècle peut-elle se résumer à un duel entre un juif (Proust) et un antisémite (Céline) ?

Philippe Sollers : Proust est un juif libre et Céline un extraordinaire chroniqueur de la mort à l’œuvre dans l’Europe à feu et à sang. Le mot de « duel » me paraît une simplification abusive, car c’est précisément le génie de ces deux monstres qu’il faut savoir apprécier, en évitant de les réduire scandaleusement à deux adjectifs. Qui n’a pas ri avec Proust et avec Céline ne comprendra jamais rien à la littérature. Tant pis.

Sébastien Le Fol : BHL compare la découverte du Talmud par Sartre à la conversion de Chateaubriand…

Philippe Sollers : Sartre, ne l’oublions pas, était protestant (alors que Simone de Beauvoir, à qui les femmes doivent tant, était d’origine catholique). Cette « conversion » de Sartre est très émouvante. Celle de Chateaubriand est beaucoup plus logique, avec des effets majeurs dans une époque de déchristianisation sauvage de la France. Sartre, vous vous en souvenez, a éprouvé le besoin d’aller pisser à Saint-Malo sur la tombe de Chateaubriand. Faute de goût pénible avant sa découverte éblouie du Talmud. Cette affaire est toujours en cours et Dieu, qui n’existe pas, sauf pour des abrutis fanatiques, est loin d’avoir dit son dernier mot.


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