Aïe, les imprudents ! Pourquoi ne se sont-ils pas contentés de le lire ? Quitte à le descendre en flammes, lecture faite ? A la loyale ? Avec plus de loyauté encore, pourquoi pas, qu’il n’en met lui-même à l’exercice ? Au lieu de quoi, ils n’ont pas pu s’empêcher de lever les yeux sur Bernard-Henri Lévy au pire moment : quand celui-ci se croit obligé d’orchestrer sa gloire et d’instrumentaliser l’accueil d’un nouveau chapitre de son œuvre. Ils l’ont regardé vanter la qualité du présentoir, déployer sa fameuse et fort hasardeuse stratégie de marketing médiatique, et évidemment, leur hostilité au personnage leur est remontée à la gorge. Forte poussée d’urticaire. Bernard-Henri Lévy se prend peut-être, comme parfois, son dispositif promotionnel dans la figure, mais eux, ses détracteurs empressés, les voilà, plus gravement, suspects d’un délit de faciès.
Et pourquoi ? Parce que BHL a pris Jean-Baptiste Botul pour un authentique spécialiste de l’œuvre de Kant, dans l’ouvrage qu’il publie, ces jours-ci, De la guerre en philosophie (Grasset), en même temps qu’une nouvelle livraison de ses Questions de principe (Pièces d’identité, tome XI, Grasset), alors qu’il s’agit du héros d’un canular déjà ancien, inventé par le philosophe Frédéric Pagès, collaborateur du Canard Enchaîné (La Vie sexuelle d’Emmanuel Kant, Mille et une nuits).
Rire dévastateur
Bon, c’est drôle. BHL, qui n’est pas l’écrivain le plus simple, embarqué dans une plaisanterie qu’il s’est lui-même servie… Au pire, comme le note Frédéric Pagès, « cela pose une question sur sa façon de travailler ». C’est drôle ou révélateur de son peu de souci de la vérification de certaines sources, mais ça ne va pas au-delà. C’est en tous cas terriblement en deçà de l’énorme rire dévastateur qui secoue la presse, l’édition, Internet, qui fait déraper les dîners en ville et s’oublier les commentaires du Web, depuis que la gaffe est connue.
Rire méchant. Dangereux. Encore un peu et il se trouvera un ami de Bernard-Henri Lévy, des plus sensibles sur le sujet, pour qualifier d’antisémites des moqueries aussi virulentes à propos de l’écrivain. Ou au contraire des lecteurs, des internautes, pour glisser très exactement sur cette pente-là, après avoir cru y être invités par une telle campagne d’hostilité. D’ailleurs, c’est fait. Florent Latrive, responsable de Libé Labo, a confirmé, jeudi 11 février, la fermeture du forum, sous un article relatant la méprise de BHL, en raison des « dizaines de commentaires souvent insultants (insultants, pas critiques) et antisémites » que le site de Libération a reçus.
Vieille détestation
Deux exemples, simplement, pour tenter de montrer que, dans le cas BHL, désormais, les meilleurs journalistes peuvent se perdre dans des eaux boueuses. Pierre Assouline. Chroniqueur du blog littéraire du Monde.fr, toujours passionnant à lire. Mais là, sur le sujet, la vieille détestation qu’il éprouve pour Bernard-Henri Lévy lui colle une flemme carabinée. En même temps qu’une montée de fiel. D’entrée, le 4 février, il suggère à son lecteur de se rapporter aux « hagiographies » que la presse ne va pas manquer de brosser sur les deux livres du philosophe, « ses réseaux étant sa plus belle réussite ». Lui-même n’a pas « le goût d’acheter ces œuvres et encore moins celui de les lire ». Phrase assez étonnante sous la plume d’un spécialiste du genre, et ce, dans l’espace même de sa chronique. Pierre Assouline se contente donc d’évoquer l’interview donnée par BHL à la revue Transfuge.
Il s’attarde sur la photo de couverture, « certainement visée par l’intéressé, tant elle exprime le contentement d’être au monde, front métaphysique sur mine marrackchi ». La référence à la cité marocaine s’explique par le fait que BHL y possède une maison. Puis le chroniqueur résume assez négligemment les points abordés par l’auteur, en insistant sur les plus ridicules – et l’interview doit sûrement en compter. Puis il plante-là son lecteur. Il n’a rien dit des deux livres, assez peu de choses sur l’interview sauf le plus agaçant, et puis plus rien. Jamais Pierre Assouline ne procède ainsi, aussi légèrement, sur les autres écrivains qu’il présente, recommande ou critique.
Marrakech, Marrakech, Marrakech
Comme il s’est fait « engueuler », selon ses termes, par certains de ses lecteurs, qui lui reprochent justement d’ironiser sans avoir lu les deux livres, il y retourne, toutefois, le 9 février. Il se colle au plus petit des deux, De la guerre en philosophie. « Barbant au possible. Aussi suffisant qu’insuffisant. A moins que je ne sois pas au niveau. Heureusement c’est court. » Du coup, il s’arrête là. Court aussi. Il préfère s’amuser du piège dans lequel est tombé BHL, le canular de Frédéric Pagès, qu’une consœur, Aude Lancelin, vient de débusquer et qu’elle relate dans Le NouvelObs.com. Pierre Assouline résume l’histoire du faux Botul en concluant : « Manifestement, la nouvelle n’est pas parvenue jusqu’à Marrakech. » Insistance.
Aude Lancelin, la consœur de L’Obs, et son billet sur BibliObs. Pas certain non plus qu’elle se soit livrée à une lecture attentive du plus petit des deux livres. Elle cite surtout le texte de la quatrième de couverture. Évoque la manière béhachélienne, « chemise au vent et sans crampons » de malmener quelques concepts, dans l’ouvrage. Son but n’est pas là. Son but, c’est le canular Botul et la faute de BHL, propre à elle seule à jeter, croit-elle, le discrédit sur l’ensemble du texte, et au-delà sur la légitimité philosophique de l’écrivain. Ce billet vachard a dû inquiéter Jean Daniel car le co-fondateur de L’Obs, dans un texte de soutien à BHL, publié sur le site de La Règle du jeu, revue dont celui-ci est le directeur, croit important de préciser que « les journalistes des pages culturelles du Nouvel Observateur ont toujours exercé librement leur droit de critique des ouvrages dont ils rendent compte comme l’a fait cette semaine Aude Lancelin ». « Mais si l’on peut faire le procès de l’œuvre de Bernard-Henri Lévy, je ne crois pas, pour ma part, et Aude non plus, d’ailleurs, qu’il soit honnête de le fonder sur cette mystification », poursuit Jean Daniel.
Bref, on n’en sort pas. Il y a fort à parier qu’on ne saura pas ce que contiennent vraiment les deux livres. Encore une fois, il s’est trouvé un grain de sable pour escamoter une œuvre de BHL au profit d’un jeu ambigu avec l’homme derrière l’œuvre. Cela fait à peu près 35 ans que ça dure. Sauf que ça se durcit avec les années. Ce n’est plus du jeu. Plus du jeu littéraire, plus même de ces rudes « batailles d’Hernani » censées gifler mais non tuer, qu’appréciait le balcon.
A chaque nouveau livre, à chaque film aussi, les détracteurs de Bernard-Henri Lévy réagissent, semble-t-il au même stimuli. L’indécente promo dont il bénéficie, et que, grâce à ses « réseaux » d’influence, il organise lui-même. Pierre Assouline et Aude Lancelin y font référence, avant de planter leurs crocs. Dans sa chronique de Libération, Daniel Schneidermann déroule le chapelet des publications flatteuses, la même semaine. L’Express, Le Point, Paris-Match, Transfuge, donc, pour une première salve. Ou plus rugueuses pour l’auteur, comme un entretien non amical, non complaisant, dans Marianne. Avant les radios, les télés, la presse quotidienne, etc. « L’auteur croit à la stratégie du tapis de bombes, note le chroniqueur de Libération. Il adore l’agenda pour l’agenda. L’important n’est pas l’acte, la louange, le dithyrambe, la parole. C’est le moment. L’important, c’est d’occuper le terrain, de ne laisser aucune réplique possible à l’adversaire. » Daniel Schneidermann a largement raison. Ainsi procède BHL. La littérature est une guerre, il l’a assez dit. Personne ne lit personne. Tout est donc affaire de commerce littéraire. Il faut tétaniser l’adversaire, d’un coup, sous une avalanche brutale, et à spectre large.
Les erreurs de BHL
Mais pourquoi ne reprocher qu’à lui « le tapis de bombes » ? Outre le fait que n’importe quel écrivain rêverait de se voir ainsi attendu, la même semaine, par la presse de son pays, c’est oublier, par exemple, l’impressionnant dispositif déployé, il y a quelques semaines, pour l’écrivain américain James Ellroy et son roman Underworld USA.
Dès lors que l’actualité est arrosée d’autant d’objets promotionnels made in BHL, les réfractaires s’estiment en droit de lancer leur contre-offensive. Comme ils ont perdu depuis longtemps l’envie de lire Bernard-Henri Lévy, il leur faut des prétextes à la circonférence de l’œuvre. Une erreur de l’auteur, comme ici. Coquilles et négligences de relecture. Souvent, ils se muent en flics investigateurs pour vérifier l’exactitude des affirmations de BHL dans ses reportages pour Le Monde – qui ne sont pas exempts d’approximations, parfois, comme tous les autres reportages. Ainsi l’enquête, en 2008, sur les traces de BHL, en Géorgie, pendant l’offensive russe. Ainsi la polémique sur Daniel Pearl. Sur l’entrée de BHL dans Sarajevo assiégée, et le nombre d’heures qu’il a « réellement » passées sur place. Sur la « véritable date à laquelle il a rencontré le commandant Massoud », au tout début des années 1980. Etc.
Mais pour qui d’autre procède-t-on donc ainsi ? Quel autre philosophe ? Quel autre reporter ? Qui affronte ainsi des comités de vigilance, tout à fait staliniens dans leur essence, à chacune de ses sorties sur la planète ? A côté de son billet dans BibliObs, Aude Lancelin a fait reproduire le fac-similé d’une lettre adressée à son journal par l’historien Pierre Vidal-Naquet dénonçant des erreurs de date, de faits ou d’interprétation dans Le Testament de Dieu, autre ouvrage du philosophe. La lettre comme le livre datent… de 1979. Pas de cessez-le-feu ? Jamais ? Poursuit-on encore Régis Debray pour ses myopies de Pristina, pendant la guerre du Kosovo ? Alain Finkielkraut, pour la critique d’un film, autrefois, qu’il allait reconnaître n’avoir pas vu ? Non, comme la vie, la littérature doit connaître l’oubli, voire le pardon. Sinon, l’atmosphère est étouffante. Et directement fascisante.
Chimères persistantes
Pourquoi pas pour lui ? Qu’est-ce qu’il a, de plus ou de moins, qui pourrait bien lui valoir, à vie, un soupçon d’infamie ? Ah, il est riche ! De nombreux articles insistent sur le fait qu’il se rend parfois en reportage en avion privé, et qu’il règle lui-même ses frais. C’est connu, les enquêtes fauchées, ou sur invitation de l’ennemi, sont plus vertueuses. Il est riche, ça l’exclut a priori ? La philo et la littérature se doivent vouées à la misère sociale ? Parce que dans un tel cas, Gide, cet horrible nanti, aurait dû faire autre chose. Quant à BHL, son père, plus qu’aisé, aurait dû naturellement l’orienter vers des études économiques, et non vers Normale Sup. Nous aurions sur le dos un trader ou un banquier de plus, aujourd’hui, scandaleusement bien rémunéré, mais au moins la littérature serait-elle sauve.
Il y a, c’est vrai, une contradiction que Bernard-Henri Lévy n’a jamais réglée : la proximité entre les images de sa vie mondaine, le luxe de ses décors, ou ceux de sa femme, l’actrice Arielle Dombasle, et celles de sa passion, d’analyse et de témoignage, pour les causes humaines du bout du monde. Télescopages, en effet. Mais pourquoi lui faire payer les unes par la seule détestation des autres ? Le fric par la philo, accusée d’être falsifiée ? Cet homme est étrange, au moins pourrait-on le lui reconnaître : en vieillissant, les personnalités contradictoires, au moins complexes, finissent toujours par opter pour le bonheur matériel, et le renoncement. Il est l’un des rares cas de personnages puissants à ne pas se résigner à l’abandon de ses chimères adolescentes. Pire : à les renforcer avec l’âge et les moyens venus. Il n’est que de lire, pour s’en convaincre, même de picorer, les 1340 pages de ce dernier tome des Questions de principe. Retranchons les fatuités, les postures trop avantageuses. Restent tout de même, allez, 1200 pages, de fureur et d’indignation, de plaintes et d’appels, que la grande bourgeoisie n’a pas, généralement, le goût de revendiquer; même si certains viennent droit d’un joli palais, dans la médina de Marrakech.
Ces deux livres-ci, le petit et le gros, et la manière véhémente qui les salue sont, il faut le savoir, la dernière étape avant l’ignominie. Compte tenu de l’état de la société, de ses besoins de lynchage, de sa passion pour les oukases médiatiques, la prochaine fois, au prochain livre, internautes, lecteurs ou critiques, quelques-uns ne se retiendront plus.
Réseaux sociaux officiels