Pardonnez-moi, chers amis. Mais par-delà ceux qui sont ici, par-delà celles et ceux qui sont venus, en si grand nombre, témoigner à Ayaan Hirsi Ali leur fervente solidarité, je voudrais m’adresser, ce soir, au président Nicolas Sarkozy. Je n’ai pas voté pour lui. Mais je l’ai écouté. Et, comme tous ceux qui sont ici, j’ai entendu l’engagement qu’il a pris lorsqu’il a déclaré, pendant sa campagne, que « chaque fois qu’une femme est martyrisée dans le monde, la France doit se porter à ses côtés ». Je suis là parce que j’ai pris, ce jour-là, le président de la République au mot. Je suis là, nous sommes tous là, pour lui dire que cette promesse nous est allée au cœur et que nous souhaitons, plus que jamais, la lui rappeler.

Car, outre le respect de la parole donnée, il y a plusieurs vraies raisons, pour la France, de se « porter aux côtés » d’Ayaan Hirsi Ali.

La première c’est qu’Ayaan Hirsi Ali est un peu plus que « martyrisée » : la lâcheté du gouvernement hollandais, la veulerie de l’opinion publique dans son pays, la décision récente, surtout, de ne plus assurer sa protection lors de ses déplacements hors des frontières des Pays-Bas, font qu’elle ne peut plus vivre ni en Hollande (où elle risque, à tout instant, d’être poignardée comme le fut Theo Van Gogh), ni hors de Hollande (où elle n’est plus protégée que par la grâce d’une poignée de donateurs privés et de militants) – pire que Salman Rushdie qui, lui au moins, avait la redoutable chance, où qu’il aille, de n’être jamais lâché par Scotland Yard, elle est condamnée, elle, à une impossible vie.

La seconde, c’est que la recueillir, lui accorder soit l’asile, soit la nationalité française, soit un statut à inventer pour elle et pour toutes celles et ceux qui se trouvent, et se trouveront, dans la même situation qu’elle, bref, adopter d’une manière ou d’une autre celle que la Hollande a laissée tomber, serait fidélité, en effet, à ce que la France a eu de meilleur : la France qui accueillit les exilés de Pologne et les garibaldiens d’après l’unité italienne ; la France, pays refuge des Russes d’avant et après octobre 1917 ; la France qui abrita Trotski, les antifascistes italiens et les premiers antinazis ; la France accueillante, jusqu’aux dissidents soviétiques compris, à tous les proscrits d’Europe, d’Amérique latine et d’ailleurs ; c’est cette France-là qui reviendrait si nous tendions la main à Ayaan Hirsi Ali ; la France serait, ô combien, dans sa vocation si elle donnait asile à cette grande dame, cette insoumise, condamnée à mort pour avoir défendu les valeurs de la liberté de l’esprit.

La troisième, c’est qu’Ayaan Hirsi Ali est déjà française et qu’elle l’est par le cœur, les valeurs et, justement, l’esprit : car enfin, que dit-elle d’autre quand, interrogée sur le sens qu’elle donnait, et qu’elle donne encore, au combat qui lui a valu de quitter la Hollande sous les injures, elle dit et répète, avec une insistance magnifique, qu’elle luttait, et qu’elle lutte, pour le triomphe, non seulement de la laïcité, mais de la laïcité à la française ? n’est-ce pas ce qu’elle exprime quand la grande intellectuelle qu’elle est aussi dit et répète, partout, qu’elle n’est évidemment pas Voltaire mais qu’elle se réclame de Voltaire, qu’elle plaide pour les mêmes valeurs de tolérance que Voltaire et que le modèle qu’elle veut voir opposer à celui du communautarisme qui, partout en Europe, a fait faillite c’est le modèle de citoyenneté tel que l’ont inventé, avec Voltaire, les promoteurs des Lumières françaises ?

La quatrième, c’est qu’elle est européenne, si j’ose dire, par excellence et quintessence : car que dit-elle d’autre, là encore, quand elle se bat pour cette liberté de penser, de juger, de croire ou de ne pas croire, d’avoir la foi ou de ne pas l’avoir ? n’est-ce pas l’âme de l’Europe, son identité profonde, son héritage, qui sont en jeu quand elle plaide, après Voltaire, après son compatriote Spinoza, après d’autres, pour une société où serait rompu, pour de bon, ce lien théologico- politique contre lequel l’Europe moderne s’est construite ? Il est difficile de trouver plus européen, aujourd’hui, qu’Ayaan Hirsi Ali. Et il est difficile, encore plus difficile, de se faire à l’idée de cette grande Européenne définitivement reniée par sa patrie spirituelle : voir cette Européenne qui entend poursuivre, en Europe, le combat pour les valeurs fondatrices de l’Europe contrainte de quitter l’Europe et de s’exiler, pour toujours, aux Etats-Unis, cela serait, plus que paradoxal, absurde – et, plus qu’absurde, de mauvais augure.

Et puis la cinquième raison, Monsieur le Président, c’est que le cas d’Ayaan Hirsi Ali soulève une question que posent ou, plus exactement, que n’osent poser un nombre grandissant de nos concitoyens – je pense à ceux d’entre eux que l’on dit, pour aller vite, trop vite, « d’origine musulmane ». Car quel est, encore une fois, son crime ? Son crime, son vrai crime, celui qui lui vaut d’avoir la mort aux trousses, c’est d’avoir dit qu’elle est née dans l’islam mais qu’elle ne souhaite pas y demeurer – le geste décisif, celui qui ne lui est pas pardonné et qui ne lui sera jamais pardonné si un pays européen, un au moins, ne lui manifeste pas très vite une solidarité sans faille, c’est d’avoir affirmé qu’être musulman est un choix, pas un destin, et que, de toute façon, tout homme et, en l’occurrence, toute femme a droit à la libre maîtrise de son destin.

C’est ce droit, Monsieur le Président, qui se voit mis en question par ceux qui la pourchassent.

C’est ce droit que vous reconnaîtrez à toutes les femmes de France en accordant la protection de la République à Ayaan Hirsi Ali.

Ni putes ni soumises, libres citoyennes.

Musulmanes si elles le veulent, pas parce que les frères, les pères, la tradition, les caïds en ont décidé à leur place.

L’islam, pas plus que les autres religions, n’est une prison, c’est une option et, de même qu’il est possible d’y entrer, il doit être possible d’en sortir : voilà le message que, au-delà même de la France, vous enverriez à toutes les jeunes Européennes qui vivent leur incroyance dans la honte, le non-dit, le double discours, la terreur ; voilà le message d’espérance que vous adresseriez à celles qui, dans les banlieues des villes d’Europe, n’ont ni la science, ni les moyens, ni la combativité d’Ayaan Hirsi Ali et n’ont d’autre recours, parfois, que la défenestration et la mort.

La France, dans quelques mois maintenant, prendra la présidence de l’Union européenne.

Quel beau symbole ce serait si vous inauguriez cette autre présidence en rappelant à l’Europe ces clauses constitutives de notre pacte citoyen !

Quelle fierté ce serait si, à la façon de la Hollande abritant, il y a trois siècles, le Français René Descartes, la France du XXIe siècle venait en aide à Ayaan Hirsi Ali, la Hollandaise !

En vérité, nous n’avons pas vraiment le choix : ne pas lui ouvrir les portes de notre pays ce serait, non seulement la renier, mais renier nos principes et nous renier nous-mêmes.


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