Idée fixe de tous les écrivains – Cocteau, Duras, Pagnol, Gary, Malraux, Guitry – qui se sont essayés au cinéma : il ne faut pas « adapter » l’écrit à l’image. En effet : à quoi bon faire du cinéma, troquer la plume contre la caméra, si c’est pour faire encore de la littérature (c’est-à-dire, inévitablement, de la sous-littérature) ?

Suffirait-il qu’une initiative soit d’origine américaine pour que l’on doive s’y opposer ? On le croirait à voir le pauvre tollé déclenché, dans les capitales européennes, par la loi clintonienne contre l’Iran et la Libye. Que cette loi soit mal fichue, c’est possible. Qu’elle soit trop électorale pour être honnête, c’est évident. Mais de là à la condamner en bloc et à lancer cet appel inepte à la résistance contre l’hégémonisme yankee, il y a un pas que seuls l’esprit de la marchandise ou l’antiaméricanisme le plus primaire peuvent permettre de franchir. Qui sont nos vrais ennemis : les terroristes ou les Américains ? où sont le « courage », la « dignité », etc. (mots dont on se gargarise, avec de beaux mouvements de menton) : chez ceux qui récusent la mise à l’index d’États dont nul n’ignore qu’ils servent de base arrière à nombre de mouvements terroristes – ou chez ceux qui, convaincus, à tort ou à raison, que la méthode américaine n’est pas la bonne, tenteraient d’en proposer une autre et, s’ils le peuvent, de l’imposer ? Misère d’une Europe en retard, comme d’habitude, d’une lucidité et donc d’une guerre. Souvenir de ces réalpoliticiens, moqués par le surréalisme, qui redoutaient que leur fermeté ne compromît nos livraisons de lard et de saucisse. Entre les intérêts de Total et ceux d’une démocratie en guerre contre l’intégrisme de la fin du siècle, oser dire ce que l’on choisit – et, donc, ce que l’on sacrifie…

Un autre écrivain passé derrière la caméra : Jean-Luc Godard. Un écrivain sans livres ? Un écrivain qui n’aurait écrit, lui, qu’en images ? Sans doute. Mais peu importe. Voir, pour s’en convaincre, l’admirable discours prononcé l’année dernière à Francfort-sur-le-Main et reproduit dans le dernier numéro de la revue Trafic. Husserl, Novalis, Spengler, Joyce, Braudel, Ramuz, j’en passe : telles sont les références majeures d’un des plus grands cinéastes d’aujourd’hui ; telles sont les vraies ombres qui peuplent son musée, sa cinémathèque imaginaires ; on me dit que For ever Mozart, qui sortira en octobre, est beau comme un poème de Mallarmé.

Dans la biographie de Jean-Yves Tadié, le récit de la rencontre, en mai 1922, entre Joyce et Proust. Voilà deux écrivains gigantesques. Voilà les deux monuments de la littérature du XXe siècle. Or ils ne se disent rien. L’un n’inspire rien à l’autre. Et, de l’auteur de la Recherche, Joyce se contentera de noter – indifférent, presque méprisant : « vie analytique et immobile ; le lecteur termine ses phrases avant lui ». Tristesse de ces rendez-vous manqués. Amertume, après coup, de ces malentendus immenses qui font aussi l’histoire de l’esprit. Les malentendus d’aujourd’hui ? Nos propres rendez-vous manqués ? Question que nous devrions tous, à tout instant, nous poser – sans illusion, hélas, sur les chances de pouvoir y répondre.

Dans le même texte de Godard, ce mot si juste – et dont le champ d’application va très au-delà du cinéma : dans la formule fameuse de Truffaut sur la « politique des auteurs », tout le monde a fait semblant de croire que le mot important c’était « auteur » – alors que, bien entendu, « le mot digne d’intérêt était celui d’avant ». Les cinéastes, les écrivains, bref, les artistes dignes d’intérêt : ceux dont l’œuvre ne craint pas de se montrer fidèle à ce jeu de règles et de dogmes qui est l’autre nom – au choix – d’un style ou d’une politique.

La même semaine : prolongement des grèves de la faim chez les « sans-papiers » et signes, de plus en plus inquiétants, d’un génocide annoncé au Burundi. Et si c’était la même chose ? la même logique de fond ? et si cette guerre effroyable, tragique, incompréhensible, que se livrent les Burundais était, elle aussi, un appel ? une adresse aux puissants du monde ? et si c’était un de ces gestes que l’on invente pour, en désespoir de cause, attirer l’attention de qui, sans cela, ne vous écoute plus ? Grève de la faim et grève de la vie. Suicides individuels et collectifs. Des peuples entiers qui, au moment de sortir de l’Histoire, imagineraient cette dernière parade, ce cri. L’auto-liquidation, chantage des plus démunis ? Le massacre, leur arme ultime ? Et, dans les zones noires du nouvel ordre mondial, l’autodafé des âmes comme dernière chance de se faire entendre ?

Époque, il y a cinquante ans, où le roman était en avance sur le cinéma : plus riche dans l’exploration des âmes, plus habile à bâtir ses fables et ses personnages – formidable machine à complexifier ce que le cinéma simplifiait. Et s’il fallait se faire à l’idée inverse ? et si le cinéma nous en disait, soudain, davantage qu’une littérature exténuée ?

Je n’avais rencontré Michel Debré qu’une fois, par hasard, dans un avion. C’étaient les débuts du lepénisme. Et en conclusion d’une longue diatribe contre les faux patriotes qui allaient, si l’on n’y prenait garde, faire « main basse » sur la belle idée de nation, il m’avait cité ce mot d’Orson Welles qui m’avait, dans sa bouche, paru sur le moment si étrange : « ce n’est pas Charlot qui a volé sa moustache à Hitler – mais l’inverse. »


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