Il y a ceux qui trouvent le geste absurde. Il y a ceux qui parlent d’abandon ou de désertion. Il y a les trafiquants d’illusion qui voulaient leur ration de mensonge et n’ont, évidemment, pas leur compte. Il y a les malins qui le voyaient en syndic marron venant blanchir, in fine, les comptes d’un mitterrandisme failli. Il y a les insulteurs : « Delors le salaud… Delors le déserteur… ce que Delors a tué… c’est l’espoir qu’il assassine… ». Il y a ceux qui ne comprennent pas : « Cet homme pouvait être élu ; il avait, à portée de la main, cette toute-puissance dont ils rêvent tous ; se peut-il qu’il l’ait, ainsi, déclinée ?» Il y a ceux qui, comme moi, auraient voté pour lui et sont, simplement, désemparés. Et puis il y a ceux – dont je suis aussi – qui trouvent le geste admirable.

La politique c’est le pouvoir, dit-on ? c’est l’art de prendre, conserver, gérer, le pouvoir ? Sans doute. Et Delors, au demeurant, n’a, pour le moment, pas dit le contraire. Sauf qu’il a assorti cette proposition d’une nuance qui devrait sembler évidente mais dont le seul énoncé suffit à semer la panique : « Pas le pouvoir pour le pouvoir ; ni la politique pour la politique ; ils ne valent, ce pouvoir et cette politique, que pour autant qu’ils s’ordonnent à une ambition plus noble qu’eux; l’ambition apparaît-elle, à tort ou à raison, hors de portée ? mieux vaut, alors, renoncer – sauf à faire de la toute-puissance un but, et du gouvernement une fin en soi ». La France fourmille d’hommes qui rêvent, soir et matin, d’entrer à l’Élysée. En voici un qui a l’audace tranquille de vous dire : « Tant pis pour l’Élysée ; mon rêve, moi, était – demeure – de changer l’ordre des choses ».

La politique c’est l’art du possible ? C’est, toujours et forcément, la demi-mesure – et il fallait, avant de déclarer forfait, tenter ce compromis ? Bien sûr. Et c’est même ce que l’intéressé a expressément dit quand il a révélé à Anne Sinclair qu’il a commencé par « consulter » et que c’est après consultation qu’il s’est résolu à renoncer. En clair, l’auteur de L’Unité de l’homme a des idées. Les socialistes en ont, probablement, aussi. Et comme il a la faiblesse de croire que le commerce des idées doit, en démocratie, primer sur celui des fables ou des appétits, il a tenté de négocier, d’abord, un accord sur ces idées. Henri Emmanuelli : « commençons par gagner les élections ; il sera toujours temps, ensuite, de s’entendre sur le programme ». Jacques Delors : « Je commence par le programme et n’irai quérir les suffrages des Français que si nous nous entendons sur les promesses que je leur ferai ».

Delors n’a-t-il pas « naufragé » la gauche, alors ? n’a-t-il pas ruiné, pour longtemps, ses chances de revenir ? Je ne le crois pas. Et j’ai même le sentiment qu’il lui aura plus apporté avec cette leçon de démocratie qu’en l’aidant à gravir, coûte que coûte, les marches du pouvoir. Une autre idée du pouvoir, justement. Une autre image de la politique. Une réponse – peut-être la meilleure – à ce fameux « tous pareils ! tous pourris ! tous guidés par le seul appétit de régner » dont on sait les terribles ravages. Pas de sauveur, dit-il. Pas d’homme providentiel. Manière élégante de glisser : « Je vous offre davantage en vous faisant cadeau de mon retrait qu’en vous faisant, comme vous me le demandiez, don de ma personne »…

Orgueil alors ? Peut-être. Mais c’est l’orgueil de Mendès quand il refuse d’être ministre de de Gaulle. C’est, toutes proportions gardées, celui de de Gaulle lorsqu’il se rend à Londres. C’est celui de Willy Brandt ou de Vaclav Havel. C’est l’humble et sublime orgueil de ces gestes bizarres, d’abord énigmatiques, qui font qu’un homme politique sort en effet du rang. Et j’avoue, là encore, préférer cet orgueil-là aux mille et une vanités qui font, l’ordinaire de la vie politique. Pédagogie du retrait. Éthique de la déception. Cette façon de dire (et quelle force d’âme, pour y parvenir !) « Je ne suis pas des vôtres » – et, dans l’instant même où on le dit, de tenter de hisser les autres au niveau de son exigence…

Car c’est cela, l’effet Delors. Un virus vertueux introduit dans le système. Une injection massive d’honnêteté, et de courage, dans un corps politique qui en était sevré. Après le carnaval, le carême. Après les quatorze années de machiavélisme mitterrandien, le pur refus d’un homme qui vient nous rappeler à l’ordre de ce que peut – et devrait – être l’honneur de la politique. Delors ou ce message très simple – et dont on voit bien qu’il n’est pas, comme on le répète partout, « moral » mais politique : « Le pouvoir n’est pas une fin ; la politique n’est pas une technique; la démocratie se meurt quand s’éteignent les idées et que leur affrontement cesse d’être au poste de commande. »

D’ailleurs écoutez. Voyez comme ils se mettent tous, déjà, au diapason. Celui-ci, qui venait à la télévision pour annoncer sa propre candidature – et qui, tétanisé, n’ose tout simplement plus. Celui-là qui découvre – à la bonne heure ! – qu’il lui faut, pour se prononcer, « le temps de la réflexion ». Bernard Tapie lui-même qui, à la veille de son invalidation, croit devoir invoquer les noms de deux figures emblématiques, à gauche, de la morale : Pierre Joxe et Robert Badinter. C’est comme une épidémie de conscience et de dignité. Une contamination vertueuse. C’est l’ensemble du jeu qui semble déréglé par ce virus étrange qu’y aura inoculé cet homme. Bien sûr, ne rêvons pas. Et gageons que le système saura vite reprendre ses droits. Mais enfin l’effet est là : un geste, un seul – et c’est comme un ton nouveau dans la campagne qui s’annonce.


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