Le plus étrange, dans la guerre de Tchétchénie, c’est l’impression de mauvais remake. Des bouchers, certes. Des massacreurs d’une férocité inouïe. Le fait sans précédent que, pour combattre un terrorisme, on transforme un peuple entier en peuple terroriste et on le traite en conséquence, c’est-à-dire à coups de canon. Mais aussi, dans le discours, dans la manière de présenter les choses, dans le style des porte-parole et dans leurs bulletins de victoire, cette façon de singer la guerre occidentale au Kosovo. Déjà les Serbes, au moment des bombardements sur Belgrade, organisaient des concerts de rock dont le message était : « les vrais Américains, c’est nous ; nous sommes ceux qui, dans cette région du monde, vous ressemblons le plus et vous avez donc tort de nous attaquer ». De même, aujourd’hui, dans leurs points de presse, leurs communiqués d’état-major, leurs interventions télévisées, les généraux russes : « voyez ; nous aussi, en Russie, nous savons faire une guerre moderne ; nous aussi, en Russie, nous connaissons la loi des bombardements ciblés ; les Russes sont les bons élèves de l’Otan ; la Tchétchénie est à la Russie ce que le Kosovo fut à l’Occident ». On peut trouver ce mimétisme odieux ou grotesque. Insupportable de cynisme ou pathétique. On peut, il faut, opposer aux mensonges des Jamie Shea moscovites la réalité de la sale guerre et des massacres de civils. Le fait n’en est pas moins là. Et il est terrible. Car on sait, depuis Freud, la quantité d’énergie colossale que dégage la rivalité mimétique. C’est comme une bombe atomique morale : la vraie bombe atomique des Russes d’aujourd’hui, c’est leur folie mimétique vis-à-vis de l’Occident.

Il y a un anniversaire qui, dans cette France obsédée par les commémorations et attentive, d’habitude, au moindre bi ou tricentenaire, est en train de passer bizarrement inaperçu : c’est l’anniversaire, ces jours-ci, du 18 Brumaire. C’est dommage. Car, de même que, voilà dix ans, le vrai bicentenaire de 1789 se fêta dans la rue, entre le mur de Berlin et la révolte de Tiananmen, de même, aujourd’hui, le bicentenaire de Brumaire se célèbre sur le terrain, en Tchétchénie, à travers ces galonnés qui s’offrent leur campagne d’Égypte ou d’Italie. Qui, en la circonstance, sera Bonaparte ? Qui, des généraux Kazantsev, Trochev, Gregori Chpak, tirera les dividendes de cette guerre ? Sera-ce un autre général encore, un autre brumairien, dont, par définition, comme dans tous les Brumaires, on ne connaît pas encore le nom ? Poutine sera-t-il son Barras ? Quand ? Une chose est sûre. Ce général existe. Il est déjà désigné par ses pairs, ou il est en passe de l’être, pour mettre un terme définitif à la révolution libérale en Russie. Il est impensable qu’une guerre de cette nature, si elle est gagnée, n’ait pas de débouché en termes de pouvoir. Il ne s’est jamais vu, ou quasiment jamais, qu’un Bonaparte rentrant d’Italie, ou un César rentrant des Gaules, ne tire pas, un jour ou l’autre, les bénéfices politiques de sa victoire. La seule chose à l’ordre du jour, la seule question géopolitique sérieuse de la fin du siècle et du début du prochain, la vraie menace, non seulement pour les Tchétchènes, mais pour la paix du monde et, donc, pour nous tous, c’est le Brumaire russe de l’an 2000.

Que faire, face à cette menace ? Et comment sauver ce qui peut l’être des acquis du 1989 post-soviétique ? L’Europe, comme d’habitude, est paralysée. Les États-Unis, comme en Afghanistan, n’ont d’yeux que pour le tracé des pipe-lines qui traverseront ou contourneront bientôt les zones de guerre. Restent les opinions. Reste, comme en Bosnie, comme au Kosovo, comme partout, cette autre bombe morale que constituent, en Occident, les opinions publiques. On vient de voir, à Seattle, ce dont elles sont capables. On vient de vérifier, une fois de plus, qu’elles peuvent, quand elles le veulent, opposer leur volonté à celle des monstres froids, et l’emporter. Est-ce trop demander à ceux qui, à Seattle donc, ont manifesté contre la « logique de mort » de l’ultralibéralisme de considérer que la vraie logique de mort, c’est en Tchétchénie qu’elle est à l’œuvre ? Est-il absurde d’imaginer qu’une part au moins de l’énergie mise en mouvement pour lutter contre la « malbouffe » se mobilise contre la « mal-guerre » qui est en train, avec notre argent, de vider la Tchétchénie de ses Tchétchènes ? En 1992, au début du siège de Sarajevo, il se trouva des écologistes pour, tandis qu’agonisaient les Bosniaques, choisir de se mobiliser en faveur des crabes et des poissons de Mururoa. Puisse la même tragique erreur ne pas se reproduire. Puissent José Bové et Ralph Nader, puissent les centaines de milliers d’hommes et de femmes qui viennent, avec eux, de redécouvrir leur formidable puissance s’aviser, avant qu’il ne soit trop tard, de l’indécence qu’il y aurait à mener la bataille pour le roquefort et contre les McDo sans dire un mot de l’autre guerre, la vraie, qui se déchaîne en Tchétchénie. Défiler à Seattle, pourquoi pas ? Mais, de grâce, n’oubliez pas Grozny.


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