Les charniers de Srebrenica. Émotion. Indignation. Questions diverses et variées. L’humanité civilisée ahurie par ce qu’elle découvre, proprement saisie d’horreur. L’étrange, pourtant, est que l’on savait tout cela. L’étonnant et, d’une certaine façon, le plus choquant, est que le rapporteur des Nations unies, Elisabeth Rehn, ne dit rien qui n’ait été dit, n’apprend rien qui n’ait été su – à commencer par les survivants de Srebrenica, bien placés pour témoigner, depuis le premier jour, que ceux des leurs que le général Mladic avait raflés ne revenaient visiblement pas. Y aurait-il un temps pour l’information, et un autre pour la réception ? Une heure pour hurler, une autre pour écouter ? Y aurait-il un moment – mais lequel ? et pourquoi ? – où la monstruosité, jusque-là niée, refoulée, deviendrait officiellement monstrueuse et condamnable comme telle ? Bref, par quelle perversion du regard et de l’esprit peut-on découvrir ce que l’on savait déjà ? Les contemporains d’Auschwitz se sont posé la question. Nous nous la sommes posée, trente ans plus tard, quand, avec la publication de L’archipel du Goulag, le monde s’est enfin décidé à voir ce qu’il savait, mais sans y croire, depuis des décennies. C’est la même énigme aujourd’hui, avec le tumulte déclenché par les « découvertes » des journalistes et des envoyés des Nations unies. Frivolité de l’époque. Cynisme. Ce goût étrange de croire lorsqu’il est trop tard et que l’on ne peut, évidemment, plus rien…

Antonioni, toujours. Son grand talent : non meubler l’espace, mais le vider ; non l’occuper, mais, comme disait Deleuze, le « déshabiter ». C’était le thème – presque le titre – de L’éclipse. C’est l’objet – presque le pari – de Par-delà les nuages. Et c’est, bien entendu, ce qui rend le film si beau…

Hommage à Emmanuel Levinas, organisé à la Sorbonne par Salomon Malka. La seule idée à laquelle je tienne et que j’essaie, malgré l’émotion, de décliner : la continuation par Levinas, après Buber et Rosenzweig, d’un judaïsme ouvert, laïque, résolument moderne – et dont l’histoire, à la limite, ne s’inscrirait plus seulement dans celle des religions. Le judaïsme n’est pas une religion, voilà ce que dit Levinas. Le judaïsme n’est pas une superstition, voilà ce qu’il martèle de livre en livre. Le judaïsme n’est pas un archaïsme, hanté par on ne sait quel projet de retour aux sources, racines ou origines – voilà ce qu’il oppose à tous les charlatans d’un supposé « retour du sacré ». Le saint contre le sacré… La rupture absolue avec toutes les formes de sacralité… Une proximité extrême avec l’univers des villes, des visages, du droit et de la technique… Tel est le judaïsme selon l’auteur de Difficile liberté.

Ce mot de Faulkner – d’abord étrange et puis, réflexion faite, si juste. La clé d’un roman réussi (c’est-à-dire, j’imagine, d’un roman qui sache échapper au traquenard naturaliste) : le « détail qui sonne faux ».

Le dialogue le plus surréaliste de la semaine : celui de Warren Christopher, secrétaire d’État américain, et de Slobodan Milosevic, président de la Serbie. Le monde ne bruit que de la macabre nouvelle des charniers de Srebrenica. L’indignation monte. L’émotion est à son comble. Et voici Warren Christopher qui, comme s’il ne se rendait pas compte qu’il tient là, à ses côtés, le responsable ultime de ces horreurs et, donc, leur premier coupable, annonce benoîtement, et presque mécaniquement, qu’il faudra « juger tous les responsables ». Et puis voici le responsable en question, voici l’homme qui a déclenché cette guerre et sa cascade de tragédies, voici le président aux mains couvertes du sang, non seulement de Srebrenica, mais de toutes les villes martyres de l’ex-Yougoslavie, qui prend la parole à son tour pour, avec un aplomb extraordinaire, annoncer : « Nous sommes tous deux optimistes quant au succès de l’accord de paix. »

Un homme, aux États-Unis, qui demande le divorce au motif que sa femme a une liaison sur Internet avec un soldat de Caroline du Nord qu’elle n’a, semble-t-il, jamais rencontré. Où commence le réel et où expire-t-il ? Qu’en est-il de la sexualité à l’âge du leurre et du virtuel ?

J’ai regretté, bien sûr, l’image de Bernard Tapie donnant l’accolade à Bernard Kouchner au dernier congrès de Radical. Mais faut-il que cette image nous dissimule l’essentiel – à savoir qu’avec le fondateur de Médecins sans frontières, c’est la générosité, le courage, le parler vrai et donc, qu’on le veuille ou non, la morale qui entrent dans un parti dont il faut bien avouer que ce ne furent pas toujours les qualités premières ? L’ardeur de Kouchner. Son dévouement légendaire. Son goût de l’action et du terrain. Cette expérience concrète de la misère et de ce que l’on appelle, pudiquement, l’exclusion, si rare dans les partis traditionnels. Il faudra, bien entendu, juger maintenant sur pièces. Mais que cet homme-là entre réellement en politique, qu’il renonce au confort de l’éthique de conviction pour se salir les mains et assumer sa part de responsabilité me semble digne d’être salué et encouragé.

Un dernier mot sur Srebrenica. Culpabilité des Serbes, sans doute. Mais que dire de ceux qui ont laissé faire et avaient pourtant mandat de protéger les populations civiles ? Là aussi, il faudra tout dire. Là aussi, il faudra que lumière soit faite.


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