Voyage en Algérie. Besoin d’aller y voir. Besoin de me rendre compte, sur le terrain, de la réalité des choses. Désir, tout simplement, de faire mon métier d’intellectuel. J’ai donné, au Monde, des « choses vues ». Voici quelques conclusions.

1. Où en est le terrorisme en Algérie ? Et si, comme on en a le sentiment depuis Paris, l’Algérie sombre dans une violence sans fin ? D’une certaine manière, oui. Il suffit de compter les morts, il suffit, comme j’ai tenté de le faire, de voir, ou d’écouter, les survivants pour mesurer l’indécence de ceux qui, autour de M. Zeroual, continuent de nous parler de terrorisme « résiduel ». Reste qu’Alger n’est plus une ville en état de siège ; ni Tizi Ouzou, en Kabylie ; reste que, dans des zones entières du pays, l’armée, mais aussi le peuple, les groupes d’« autodéfense » et les « patriotes » ont repris l’initiative et mis en échec les assassins. Ce terrorisme ne serait pas si sauvage, il ne repousserait pas, chaque jour davantage, les limites de la démence, il ne s’en prendrait pas, surtout, à des douars isolés, pauvres entre les pauvres, démunis, s’il n’avait, politiquement et, peut-être, militairement, perdu la partie.

2. S’il s’agit toujours d’un islamisme ? si la part islamiste, donc religieuse, de ce terrorisme continue de dominer ? Oui et non. Que l’islam – un islam dévoyé, certes, coupé de ses sources et de sa grandeur – soit la référence obsessionnelle des tueurs, cela demeure vrai dans bien des cas ; et rien n’est plus éloquent, à cet égard, que le spectacle de ces hommes qui, avant de martyriser l’une de leurs captives, avant de la violer à mort en s’y mettant, dans la même nuit, à dix, vingt, voire davantage, trouvent le temps de réciter la sourate supposée sanctifier ces « mariages de jouissance ». Ce terrorisme, néanmoins, se passe très bien d’alibi. Ces fous de Dieu sont, de plus en plus souvent, des fous tout court. Et je rapporte la conviction que les deux grandes mouvances « rivales » – AIS, GIA – ont éclaté en une myriade de groupuscules, sans stratégie ni commandement communs, assoiffés de sang, obsédés de pure rapine. Un terrorisme local. Un terrorisme mafieux. Un terrorisme à double visage : religieux et mafieux.

3. La nature de ses crimes ? et si l’on doit, pour les qualifier et, un jour, les juger, recourir à l’arsenal juridique du crime contre l’humanité ? Non et oui. Non parce qu’il y a, dans ces carnages, un ciblage de la victime, une sorte de discernement extrême, qui tranchent avec la logique de l’extermination indifférenciée : cette famille-ci, pas celle-là ; cette maison-ci, pas la voisine ; on imagine, depuis la France, autant d’Oradour-sur-Glane à l’algérienne alors que la boucherie – c’est aussi ce qu’elle a de troublant – frappe des familles bien précises dont le crime est d’avoir retiré leur soutien aux groupes armés. Oui, cependant, cent fois oui, car on voit mal quel autre mot utiliser face à l’innommable horreur de ces corps décapités, de ces femmes écartelées, de ces cadavres de nouveau-nés retrouvés dans un four à pain de Raïs, ou face, encore, à l’image de ces branches d’arbres, dans la forêt de Baïnem, où l’on a pendu en guirlandes les viscères arrachés des victimes – l’Algérie ou la nécessité de reprendre, élargir, repenser l’idée de crime contre l’humain.

4. L’État. Sa responsabilité, et celle de son armée, dans cette tragédie. Il est responsable, évidemment. Il est, comme tout État, comptable du sort de ses civils. Et j’ai été horrifié d’apprendre, par exemple, qu’une ville comme Larbaa, au cœur de la Mitidja, a pu être le théâtre de trois carnages successifs en cinq mois sans que l’on se soit décidé à l’entourer d’un périmètre de sécurité analogue à celui que j’ai pu voir autour du complexe industriel d’Arzew, dans l’Oranais. Mais qu’il soit coupable, en revanche, qu’il soit à l’origine directe des tueries, que la Sécurité militaire noyaute ou instrumentalise les massacreurs aux seules fins de « terroriser » les populations et de les contraindre à « basculer », voilà une hypothèse qui heurte et la conscience et le bon sens : « terrorisées », les populations le sont, hélas, déjà ; « basculer », se dissocier d’un islamisme auquel elles avaient, naguère, donné leurs suffrages, voilà longtemps que c’est chose faite – et c’est même une des raisons de la vendetta dont on les poursuit ! Les victimes, sur le terrain, ne cessent de nous le dire : « nous savons bien, nous, qui tue qui… »

5. Notre tâche, enfin. Dire et redire cela. Refuser cette logique de l’amalgame qui fait le jeu des égorgeurs. Distinguer entre le pire (les islamistes) et le moins pire (un État tiraillé, c’est vrai, entre deux clans ; une clique autoritaire, héritière du FLN, d’un côté, une génération de « quadras », rêvant de démocratie, de l’autre). Et puis, aussi, s’adresser aux responsables de cet État pour leur dire : « terroriser les terroristes est, nous en savons quelque chose, le plus difficile pour un gouvernement ; mais c’est votre devoir, et c’est le nôtre, de vous y aider ». Et encore : « devant l’horreur de ces hécatombes, vous n’avez plus le choix : décréter la mobilisation générale de vos citoyens et de vos soldats et placer même, s’il le faut, “un soldat derrière chaque citoyen” ; si cela ne suffit pas, en appeler à l’ingérence des consciences, des regards, voire de la force internationale ; et si cela non plus n’est pas possible, si vous ne vous résolvez ni à ceci ni à cela, céder la place à d’autres qui sauront, mieux que vous, gagner cette guerre et peut-être, du même élan, la bataille de la démocratie ».


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