Il arrive un grand malheur à M. Rinaldi. Cet homme a eu du talent. Il fut, dans les années 80, l’un de nos critiques les plus redoutés. Or on le lit de moins en moins et ses articles dont, jadis, bruissaient les salons ont fini, avec le temps, par faire partie du paysage et par lasser. Alors, comme tous les vieux acteurs, il force le trait, il en rajoute, il agite bien fort ses petits bras pour retenir une attention qui s’enfuit. Hier, une ruade suffisait. Avant-hier, une humeur. Aujourd’hui, il en est à l’horion, à l’insinuation calomnieuse, au coup bas. On craint le pire pour demain. Et c’est moi qui, cette semaine, à cause de quelques lignes sur Cioran, me trouve faire les frais de cette surenchère dans le venin.

Je ne m’attarderai pas sur l’incroyable violence des épithètes dont il me dote, ni sur sa façon, douteuse, de fustiger « l’opulent M. Lévy », sa « Compagnie », son « influence ». Je n’insisterai pas sur l’indélicatesse du faiseur qui, tout à son désir d’épater, ne dédaigne pas les larcins quand il trouve son bien chez un grand écrivain : le mot, en l’occurrence, du prince de Ligne sur un borgne doublé d’un idiot qui n’eut, pour mourir, qu’« un œil à fermer et peu d’esprit à rendre » – la formule est drôle, alors il la recopie, sans guillemets… Et quant à ses livres, enfin, je les connais visiblement moins bien qu’il ne connaît les miens et me garderai de corroborer – ou, d’ailleurs, d’infirmer – l’image, dont on me dit qu’il souffre, d’une œuvre ampoulée, un peu provinciale, où l’usage immodéré des digressions absconses serait censé « faire Proust ». Si je lui consacre ces lignes, c’est que sa chronique de L’Express, revenant sur l’affaire Cioran, pose aussi quelques questions, propices à la mise au point.

1. Que Cioran ne soit pas le seul à avoir joué, à ses débuts, avec le pire, c’est l’évidence – encore qu’il soit inutile, pour le dire, de prendre ce ton ridiculement pathétique et pompeux. Je prétends simplement qu’il y a deux façons de vivre ce type d’erreur. Celle de Soljenitsyne, exemplaire, qui eut le courage de la nommer et, ainsi, de s’en libérer. Celle de Cioran, plus commune, qui refusa toujours de s’en expliquer et alla jusqu’à changer de langue pour n’avoir pas à la penser.

2. Que le rappel de ce type de passé attriste les admirateurs d’un écrivain, chacun le sait, et cela n’empêche évidemment jamais de lire l’écrivain en question – fût-il (mais oui, M. Rinaldi !) « Heidegger, Céline ou Pound ». Mais doit-on, pour autant, interdire le travail de la vérité ? faut-il pousser ces petits cris – « cracher sur les tombes », etc. – quand on évoque ces égarements ? et a-t-on le droit, surtout, de comparer au cas de Lucie et Raymond Aubrac poursuivis par la calomnie la situation d’un intellectuel capable, à Bucarest, en pleine montée du fascisme, d’écrire que « la vitalité juive est si agressive que notre tolérance à l’égard de ce peuple nous mènerait de façon certaine à la banqueroute » ? Que M. Rinaldi soit incapable de faire la différence entre un antisémite et un résistant, qu’il ne voie pas que les Aubrac luttaient contre la Gestapo au moment où l’auteur de ce type d’« audaces » en était encore à traîner du côté de la légation roumaine à Vichy, c’est son affaire. On le priera seulement de renoncer au rôle, trop lourd pour lui, de redresseur de torts politiques : on croit voler au secours d’un martyr, on fait le beau, on prend la pose – et voilà, c’est trop bête, on se retrouve à barboter dans les eaux glauques de l’époque et de ses pires confusions.

3. L’attitude des écrivains vis-à-vis de la gloire et du spectacle. Que montre-t-on quand on se montre ? Que cache-t-on quand on disparaît ? Est-il si certain, par exemple, que la légendaire réserve d’un Blanchot soit sans rapport avec son engagement fasciste des années 30 ? Et que dire, à l’inverse, d’un Gary inventant Ajar – est-il du côté de l’exhibition ou du secret ? du narcissisme ou du masque ? Il y a là de belles énigmes pour les vrais amateurs de livres. Mais il faudra davantage, pour expliquer, par exemple, le fameux « silence » des « grands invisibles », que le cliché vertueux, naïf et gentiment ébahi de l’écrivain « authentique », goûtant « les délices de l’ombre » et « les charmes de la pauvreté ». Allons, Rinaldi ! Vers la littérature compliquée, essayons de ne pas voler avec des idées trop simples…

4. La question de la critique, enfin. Rinaldi, comme dirait Gide, s’est mis un jour grand critique comme on se met grand coiffeur. Mais est-ce être grand critique que d’aménager sa lucarne en stand de tir où l’on massacre tout ce qui bouge ? et suffit-il, pour avoir de la plume, de transformer ses aigreurs en jugements, ses amertumes en esthétique – suffit-il, pour fonder un art critique, de ne célébrer que des inconnus et de matraquer des écrivains (Handke, Duras, Sollers, d’autres…) dont le seul point commun est d’avoir plus de succès que vous ? Mauriac, dont notre petit maître ne perd jamais l’occasion de revendiquer la filiation, soutenait que, pour pouvoir être méchant, il faut savoir être bon à l’occasion. Et quant à Cioran lui-même, ce contempteur du genre humain n’omettait pas, quand il lisait, de pratiquer l’« exercice d’admiration ». Mais il est vrai qu’il est plus difficile de donner à aimer que d’exécrer – il y faut non seulement une générosité, mais une faculté de juger qui sont l’apanage des vrais grands mais dont Rinaldi fut, hélas, toujours parfaitement dépourvu. Misère d’une époque où l’on prendrait le ressentiment pour de l’esprit – et le fiel des âmes basses pour l’encre des saintes colères.


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