Toujours le moment où le bouffon ne comprend pas qu’il est en train de devenir le roi des rois et que le contre-pouvoir est aussi puissant que les puissants. Alors il devient méchant. Et l’ironie, l’esprit de satire cèdent le pas au goût du lynchage et, donc, au ressentiment. C’est, très exactement, ce qui a fini par arriver aux Guignols.

Srebrenica. Sept mille morts et disparus dans ce qui était supposé être une « zone de sécurité » placée sous la protection de la communauté internationale. On croyait l’affaire enterrée. On pensait que ce crime atroce demeurerait à jamais l’un de ces épouvantables non-dits qui hantent la mémoire européenne. C’était compter sans les quelques enquêtes, livres, films qui paraissent depuis quelques mois et dont le dernier en date est le très beau Srebrenica, une chute sur ordonnance, de Gilles Hertzog, qui sera diffusé sur Arte ce mercredi 15. Les responsabilités de l’Onu, le double langage des Néerlandais, l’abstention du général français Janvier, les tergiversations entre états-majors occidentaux, les froids calculs de Juppé, les rodomontades de l’Otan qui ne pense qu’à préserver ses avions : tous les éléments sont là qui montrent avec quel talent la communauté internationale peut œuvrer à son propre déshonneur. Désastre mode d’emploi.

Le communisme, dit Daniel Bensaïd (Le sourire du spectre, Michalon), ce fut d’abord « un mot de connivence et de conspiration, un mot chuchoté comme une bonne nouvelle »… Peut-être, en effet, fut-il cela. Mais aujourd’hui, c’est le contraire. Un mot de violence et de tragédie. Un mot qui brûle dans les mémoires de millions d’êtres humains rescapés de cette autre version de « la liberté par le travail ». Sans même parler de ceux – Chine, Cuba… – qui n’ont pas fini, hélas, de vivre sous la botte. Spectre sanglant du communisme.

« L’homme siècle » : avant de s’appliquer à Hugo, puis à Sartre, le mot naît chez Balzac, à la fin de Splendeurs et misères, pour qualifier… Vautrin, alias Carlos Herrera, le mauvais génie de Lucien, la figure noire de La comédie humaine.

Mais qu’a donc fait Alain Carignon ? C’est le titre d’un petit livre paru, il y a quelques semaines, à Grenoble, chez un éditeur – Alzieu – malheureusement trop discret. L’auteur, Michel Tavelle, a repris une à une les pièces du singulier procès qui mena jadis en prison l’une des étoiles de la galaxie Balladur. Présomptions, préventions, acharnement d’un magistrat plus enclin à faire un exemple qu’à juger, témoignages inconsistants, rumeurs, corbeaux, parfum de complot et de délation, preuves qui n’en étaient pas : il fallait que ce procès fût une caricature de justice-spectacle et Alain Carignon, comme je l’ai écrit ici même, tout de suite, le bouc émissaire d’un système qui aurait bien voulu, sur son dos et sur le dos de quelques autres, se faire une vertu. Théorie – et pratique – du blanchiment collectif.

Si le communisme se compare ou non au nazisme ? Et s’il faut regretter que les crimes de l’un ne soient toujours pas l’objet de la même réprobation que ceux de l’autre ? Oui, cher Revel (La grande parade, Plon). Oui, plus que jamais. Mais à condition d’ajouter que comparaison n’est pas raison et que, quelque rapprochement que l’on opère entre les deux grandes machines totalitaires du XXe siècle, rien ne permet de procéder pour autant à leur identification – rien ne permet, non, de réduire la singularité du seul crime de l’Histoire universelle dont les auteurs ont tout fait pour qu’il ne demeure rien : ni survivants, ni documents, ni même ruines ou photos. C’est cette absence de reste, c’est, plus exactement, cette façon de faire en sorte – sans, bien entendu, y parvenir – qu’il ne reste rien qui a failli faire de la Shoah le prototype du crime parfait.

Le débat sur l’indépendance de la justice. Balzac encore, dans Splendeurs…, à la toute fin : « Madame, dit en souriant et à haute voix le procureur général, le roi n’a pas le moindre pouvoir sur le plus petit juge d’instruction de son royaume, ni sur les débats d’une cour d’assises. Là est la grandeur de nos institutions nouvelles. »

Le sourire du spectre, encore. On pensait que la fin du communisme serait une mauvaise affaire pour le marxisme. Quelle erreur ! Elle le renforce, au contraire. En abolissant le Goulag, en détruisant cette preuve noire, cette contre-épreuve, qu’était l’existence même du système concentrationnaire soviétique, bref, en faisant disparaître et en cachant le cadavre, elle innocente le marxisme, lui rend sa virginité. Autre blanchiment.

L’admirable Bernard Kouchner hurlant dans le désert, c’est-à-dire à New York, que le Kosovo sombrera dans le chaos si la communauté internationale ne se décide pas à prendre au sérieux la mission qu’elle s’est donnée. Aujourd’hui encore, 8 mars, seize soldats français de la KFOR, vingt Serbes et cinq Albanais blessés par balles, caillassage et grenades.

Le faux départ des Guignols ? Vacance du pouvoir médiatique. Leur coup de Baden-Baden. Mais dérisoire.


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