Ainsi donc, José Bové ce serait « Robin des bois ». Ou « Zorro ». Ou « le sous-commandant Marcos du Larzac ». Le voici promu nouveau « damné de la terre », salué comme tel par tout ce que la classe politique compte de responsables ou de démagogues. Et l’on a presque scrupule, face à ce déluge de conformisme et de bien-pensance, à faire entendre ne serait-ce que des nuances. Et pourtant…

La « malbouffe ». Ce drôle de mot est censé signifier que les consommateurs européens, pris dans la tenaille de la mondialisation des échanges et de la concentration de la production, se nourriraient de plus en plus mal. Toutes les études disponibles disent le contraire. Toutes les données statistiques, historiques, économétriques, diététiques prouvent que l’humanité des pays dits développés mange au contraire de mieux en mieux. Et cette prétendue loi de la malnutrition croissante est à peu près aussi absurde que pouvait l’être autrefois, au temps du marxisme pur et dur, la loi dite de la paupérisation absolue. Autre époque. Autres mots. Mêmes réflexes, même culture ?

Les aliments « transgéniques ». L’affaire de ces fameux produits « génétiquement modifiés » contre lesquels la France, son président en tête, est en train de partir en guerre. D’éminents agronomes travaillent, depuis des années, sur la question. Les États ont engagé, à cette fin, des budgets de recherche immenses. Et rien n’indique, à ce jour, que ces OGM présentent des risques pour la santé publique. Est-il bien sérieux, alors, de rayer d’un trait de plume idéologique (« l’artifice, c’est le mal… la nature, elle, ne ment pas… ») des décennies de patientes expérimentations ? Ne va-t-on pas vite en besogne quand, pour coller aux paysans et à leurs slogans (« à bas l’agriculture-Frankenstein… »), on ruine les espoirs de tous ceux qui, dans le tiers-monde, comptaient, aussi, sur le soja transgénique pour combattre ces fléaux que sont les pénuries alimentaires et la famine ?

L’affaire du « chantier McDo » de Millau saccagé. Que les McDo ne soient pas des modèles de gastronomie, c’est l’évidence. Mais le sont-ils moins que le chinois du coin ? ou telle pizzeria ? ou, même, telle auberge de terroir garantie cuisine typique et familiale ? Les paysans « antimondialistes », et leurs amis, ont beau dire. Quand ils font des « multinationales du fastfood » les boucs émissaires de leur malaise, ils sont à peu près aussi subtils que ces Américains qui voient dans les fromages français des concentrés de moisissures. Quand ils diabolisent les temples de la « merde alimentaire », quand ils en font le symbole absolu de « l’horreur économique et gastronomique », ils cèdent à cet autre socialisme des imbéciles qui n’en finit décidément pas de finir et de resurgir : l’antiaméricanisme.

La question de fond, c’est celle du statut et de l’avenir, non pas des agricultures, mais des cultures nationales ou régionales face à la culture-monde américaine. Que ces cultures soient devenues minoritaires, c’est l’évidence depuis longtemps. Mais, et après ? Pourquoi, après tout, cet effroi ? Et depuis quand une culture aurait-elle l’obligation, pour survivre, de rester ou de devenir majoritaire ? Il y a des cultures qui se sont fort bien accommodées, à travers les siècles, de cette minorité. Et l’on en connaît au moins une, la culture juive, qui doit non seulement sa survivance mais son maintien dans l’Universel au fait que, précisément, elle n’ait jamais aspiré à l’hégémonie. Pourquoi les vieilles nations européennes ne feraient-elles pas de même ? Pourquoi les défenseurs de la douceur de vivre à la française n’admettraient-ils pas, une fois pour toutes, qu’ils sont devenus minoritaires et que c’est ce devenir-mineur qui, à condition que le fil ne soit pas rompu et que la transmission s’opère, fait le prix de leurs valeurs ? Pourquoi, en un mot, ne pas recommander à ceux qui se soucient, à juste titre, de la préservation de la tradition et de la mémoire : « soyez un tout petit peu plus juifs » ?

On peut, d’ailleurs, filer la métaphore. J’observais, à la télévision, le défilé de ceux qui, de Chirac à Jospin ou Villiers, viennent dire leur indulgence navrée à l’endroit du militant emprisonné. Ils faisaient irrésistiblement penser à ces hommes politiques israéliens qui, lorsqu’un bataillon de rabbins renverse une ambulance qui roule un jour de shabbat, prennent leur mine la plus tartuffe pour dire : « non, bien sûr, ça ne se fait pas… on ne casse pas les ambulances… mais ces hommes ont tant de mérite en même temps… ils ont tant fait, en ce monde vulgairement matérialiste, pour maintenir le flambeau de l’authenticité et de la foi… » En irait-il de même de nos paysans en colère et casseurs de McDo ? Seraient-ils devenus, toutes proportions gardées, les rabbins intégristes des Français ? Nos préposés à l’Origine ? Nos fondés de pouvoir en matière de racines et d’authenticité ? Nos conservateurs du Musée national ? À l’aube du nouveau siècle, à l’âge d’une mondialisation qu’il faudra bien accepter et maîtriser, cela ne me semblerait ni conséquent, ni à l’avantage de ceux que l’on prétend défendre.


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