Ne jamais perdre une occasion de prendre la température du système. Ainsi du charivari médiatique déclenché par la publication du roman de Mazarine Pingeot. La personne n’est pas en cause – elle est apparue subtile, charmante, toute en intelligence et en retenue. Le livre non plus – pas encore Beauvoir ni Duras, mais, n’en déplaise aux méchantes langues, plutôt très réussi pour un premier roman. Non. C’est la machine elle-même qui semblait folle. Le philosophe de service, à TF1… L’Observateur, qui, cette semaine-là, faisait la couverture de Paris Match… Cette façon, chez l’intéressée, de se cacher en se montrant, de se montrer en se cachant – de se dissimuler en se plaçant, si habilement, au centre de la lumière… Figure, peut-être pas inédite, mais renouvelée de la grande comédie littéraire : faudra-t-il dire, désormais, « cachée comme Mazarine » comme on dit « lettre volée », « botte de Nevers », « riche comme Crésus », etc. ?

Les Mitterrand, pour l’heure, saturent le champ et rappellent, s’il en était besoin, l’affinité de leur patronyme avec la littérature ou ce qui y ressemble. Il y avait déjà la « Bibliothèque Mitterrand » et « la Mazarine». Il y avait les phénomènes de librairie déclenchés, de son vivant puis après, par les textes du président ou sur lui. Il y avait encore Danielle avec ce qu’un autre éditeur, cette même semaine, dans une surenchère iconique assez comique, nous présente comme « le vrai » événement Mitterrand. Voici maintenant Mazarine, dont on attend, bien sûr, que le second roman tienne les jolies promesses du premier – mais non sans méditer, une fois encore, sur l’avertissement fameux, le soir des derniers vœux télévisés : « je crois aux forces de l’esprit ; où que je sois, etc. » Quelle histoire !

Chute de popularité de Chirac après ses déclarations sur le Front national et sur l’indignité de ceux qui pactisent avec lui. Ainsi va la France. Il s’y trouve un nombre respectable de citoyens pour regretter que leur président n’ait pas reçu Le Pen à l’É lysée comme il a reçu les autres responsables. Il s’y trouve des hommes et des femmes pour n’avoir pas supporté qu’il traite en homme politique différent le chef d’un parti raciste, xénophobe, antirépublicain. Pendant ce temps, Giscard flatte les lepénistes en Auvergne. Soisson reprend sa démission en région Bourgogne. Bref, le FN continue de semer le trouble dans les esprits, la confusion dans les rangs : aurait-il gagné sa première bataille – qui consistait, ne l’oublions jamais, à humilier, briser la droite ?

Chirac encore. Qu’il reçoive le Premier ministre chinois et qu’il profite de la circonstance pour négocier avec lui de bons contrats commerciaux, peut-être la raison d’État l’exigeait-elle. Mais fallait-il le faire avec cette pompe ? Fallait-il que rien ne soit dit, publiquement au moins, de la terrible répression qui frappe, à Pékin, les dissidents ? Le même président qui, voilà quelques semaines, ne daignait pas faire recevoir Wei Jingsheng, le héros du « Mur de la démocratie », devait-il accepter sans réagir que son invité puisse déclarer : « nous avons une identité de vues sur la question des droits de l’homme » ? Il y a des hommages qui tuent. Il y a des compliments qui sonnent comme des gifles ou des injures. Il y a deux Chine, monsieur le président. Celle de Zhu Rongji et des assassins de Tiananmen. Celle de Wei Jingsheng, qui sera peut-être, un jour, un autre Vaclav Havel.

Hasard du calendrier : c’est la même semaine que sont rééditées, dans la collection Bouquins, les œuvres complètes de Simon Leys – l’homme qui, parce qu’il a vu, un matin, à sa porte, un groupe de gardes rouges torturer à mort un vieux mandarin, a fait, avant tout le monde, le serment de ne jamais pactiser avec un régime capable d’engendrer cela. Qu’est-ce qu’avoir raison, ainsi, avant tout le monde ? Statut de ces paroles, et de ces hommes qui ont raison trop tôt et contre tous ? Tocqueville… Victor Serge… Thomas Mann et le nazisme… Simon Leys… De deux choses l’une. Ou bien on a le temps d’attendre, on a – et c’est le cas de Leys – assez de patience et de sang-froid pour attendre que le temps vous rattrape. Ou bien on n’a pas ce temps, on n’a ni le goût ni la patience ni, parfois, l’âge d’espérer réparation, et alors quelle amertume ! Proust reconnu, de son vivant, par quelques grands esprits : Daudet, Morand, Berl – mais les autres ? La jument de la Chanson de Roland morte juste « au moment où elle s’habituait à ne plus manger » – quelle dérision !

Il a fallu des mois, des dizaines et des dizaines de conseillers, des centaines, peut-être des milliers, de tests pour transformer, nous dit-on, la « Générale des eaux » en « Vivendi ». On pense à cette folle gestion du subliminal collectif. On pense aux armées de spécialistes occupés à essayer le nouveau nom, le peser, l’estimer. On se dit qu’un mot pareil, un mot où l’on a injecté une telle quantité de jus de crâne, un mot aussi serti de sens, aussi lourd de connotations secrètes ou sonores, un mot où l’on a si patiemment dosé l’écho respectif de la « vie », du « dividende », de « Vivaldi », j’en passe sûrement, on se dit que ce mot-là est comme un bloc signifiant radioactif, que c’est comme un morceau d’inconscient à ciel ouvert – on se dit que c’est, ou que ce devrait être, le mot-valise le plus lourd de toute la langue française. Et puis on se reprend et on se dit que non, justement : le moindre mot d’un poète, le mot le plus banal ou, au contraire, le plus rare agencé, dans la seule grâce d’un instant, par un seul écrivain sera toujours, et heureusement, plus riche, plus lourd, plus savant ; et c’est, n’est-ce pas, la revanche de la littérature.


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