Commémoration du Débarquement. Les images du passé. La résurrection des vétérans. Toutes les ressources du Spectacle mises au service de l’événement. La France entière à l’heure de ces GI qui, pour l’amour de la liberté, venaient mourir ici, à 8 000 kilomètres de chez eux, sur ces petites plages de Normandie. Et cette question, alors, qu’on ne peut pas ne pas se poser – même si elle doit tempérer la douce euphorie du moment : pourquoi ce qui fut possible hier ne l’est-il plus aujourd’hui ? ce parti de la liberté qu’embrassèrent tout naturellement nos aînés, d’où vient que l’on soit, en Bosnie, si réticent à le reconnaître ? Réponse d’un ami, ce matin : « Ce ne sont pas les temps qui changent ; ni les âmes ; c’est l’évidence de la cause à défendre ; la plus ou moins vive clarté de ses enjeux – on savait, en 44, où étaient le Bien et le Mal ; alors que, de nos jours… cette ambiguïté généralisée… cette confusion des signes et sentiments… sommes-nous si sûrs, vraiment, de nos réflexes, de nos repères ? » L’explication est courte. Elle est même, tout bien pesé, franchement spécieuse. Car à quoi ressemblait-il au juste, ce parti de la liberté, en 44 ? et sommes-nous bien certains que l’affaire fût, même alors, si claire qu’on nous le dit : tout le Bien du monde d’un côté, tout le Mal de l’autre et la démocratie dans un camp où Staline cohabitait avec Roosevelt, l’Armée Rouge avec les G.I. ? L’Histoire est toujours incertaine, voilà le vrai. Toujours aléatoire. Elle l’est sans nul doute, aujourd’hui. Mais elle l’était aussi, en ce temps-là. De même qu’elle l’avait déjà été, quelques années plus tôt, quand la juste cause de la République espagnole recrutait dans les rangs de la Guepeou autant que chez les démocrates. S’il y a une leçon à tirer des résistances passées, c’est celle-ci : une Histoire jamais tout à fait arbitrée, jamais transparente à elle-même – jusqu’à ce que les hommes s’en emparent, s’y engagent et en réduisent la part d’équivoque.

Soljenitsyne en Russie. Retour manqué, disent les commentateurs. Tiens ! Quelle drôle d’idée ! C’est l’inverse, moi, qui me frappe – et l’extrême réussite, au contraire, du périple ! Passer par Vladivostok, par exemple. Rentrer parmi les siens en suivant la course du soleil. S’arranger, accessoirement, pour ne surtout pas passer par l’Europe. Voler de clocher en clocher. Monter, lentement, vers Moscou. Ces popes qui l’attendent. Ces villages qui le fêtent. Les vierges qu’on lui présente, comme dans un roman de Tolstoï. Ce côté retour de l’île d’Elbe, à l’échelle de la terre russe et de ses espaces. Ce pas lent. Ces forêts de symboles. Cette volonté – mais est-ce, même, une volonté ? – de déjouer la fièvre qui, à nos yeux, devait accompagner l’événement. « Vous vouliez du tapage ? Un retour en son et lumière ? Eh bien non. Je prends mon temps. Ce n’est pas moi qui me plie au temps, c’est le temps qui se pliera à moi. Je vais mon pas. J’attends mon heure. Nulle sollicitation, nulle urgence, ne me feront dévier du cap – celui de mon âme, celui de mon œuvre ». Singulier Soljenitsyne ! Quand tombait le mur de Berlin, il achevait le livre qu’il avait en chantier. Tandis que le communisme implosait, il réécrivait inlassablement ses livres anciens. Aujourd’hui les caméras du monde entier voudraient lui prescrire le rythme, le style, de son voyage. Aucune importance ! C’est lui qui, de nouveau, avec une arrogance paisible, nous prie d’entrer dans ses raisons et de nous ajuster à ses obsessions. Dieu sait si les dites obsessions me sont devenues étrangères, voire, pour certaines, antipathiques. Reste la force de cette patience. L’endurance de cette lenteur. Reste la présence d’un écrivain qui fait bloc avec soi-même. Un homme qui se conduit ainsi est, proprement, invulnérable.

Chacun se rappelle l’image du président de la République apostrophant, à Nevers, les « chiens » qui, en salissant « l’honneur » de Pierre Bérégovoy, l’avaient, selon lui, conduit au suicide. Un an après, un chien répond. Mieux : le chef de la meute des chiens, celui dont François Mitterrand avait, paraît-il, le nom en tête, prend la plume et relève le défi. Son nom : Edwy Plenel. Son livre : Un temps de chien. Son argument : mettons, oui, que nous soyons des chiens, mais au sens de Flaubert, de Baudelaire ou des Cyniques – ces chiens solitaires et bénis, sans domicile ni complaisance, dont l’honneur est de chasser, traquer, la vérité. Terroristes, les journalistes ? Populistes ? C’est l’étouffement de cette vérité qui favorise le populisme. C’est la prolifération des affaires, et leur impunité, qui alimentent le mépris de la chose publique. Et c’est le mérite de la presse au contraire que de porter, dit Albert Londres, « la plume dans la plaie ». Journalisme et vérité. Journalisme et investigation. Du journalisme conçu comme une machine à explorer l’autre face des sociétés, l’envers de leur décor – toute cette part invisible, semée d’ombres et de recoins, que le Spectacle dérobe aux regards. Je ne connais pas Edwy Plenel. Et je ne suis, d’ailleurs, pas sûr qu’un homme qui se réclame de Péguy et du jeune Marx soit, réellement, de ma famille. N’importe. Son livre garde, au moins, trois mérites à mes yeux. Sa langue, magnifique. Cette « bataille du secret », que je fais mienne. Et puis cette figure d’un journalisme qui ne peut qu’éveiller de troublants échos aux oreilles d’un écrivain : cette plongée dans la coulisse des sociétés, cette exploration de leur part d’ombre, cette idée que rien ne sert d’écrire si ce n’est pour sonder « l’envers des êtres et des choses » – qu’est-ce d’autre que la définition, selon Bataille et quelques autres, de la littérature et de ses pouvoirs ? Un temps de chien est un livre d’écrivain. C’est aussi un texte étrange – où vacille la frontière entre journalisme et roman.


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