La campagne électorale bat son plein ? Oui. Sauf que les vraies questions, celles qui m’intéressent vraiment et en fonction desquelles nous serons nombreux, je crois, à nous déterminer ne sont étrangement pas posées. Que pensent les « présidentiables » de la guerre serbe en Bosnie ? de la montée de l’islamisme en Algérie ? de l’agression russe en Tchétchénie ? croient-ils, comme l’ont dit les chancelleries, que la destruction de Grozny, après celle de Vukovar, et à l’heure du siège de Sarajevo, soit une « affaire intérieure à la fédération de Russie » ? et sont-ils ou non partisans, autre exemple, de la constitution d’une commission d’enquête qui, faisant la lumière sur le génocide au Rwanda, mettrait aussi à jour d’éventuelles responsabilités françaises ? Questions essentielles. Absence, à ce jour, de réponse. Comme si les grands candidats s’accordaient à faire de cette élection une cantonale améliorée.

Centième anniversaire d’Ernst Jünger. Interviewé par la chaîne de télévision allemande ZDF, je m’aperçois, en parlant, que c’est le premier écrivain depuis longtemps à voir fêter, de son vivant, son propre centenaire : la France avait eu Fontenelle, il y a plus de deux siècles – mais après lui ? Et je m’avise surtout, en écoutant, qu’il faut être Français, et jobard, pour admirer inconditionnellement les papillons, les voyages, les rêveries botaniques ou le journal de l’auteur des Falaises de marbre : de l’autre côté du Rhin, dans le vacarme que font l’apparition d’une « nouvelle » droite et le retour d’un passé qui ne se résout, décidément, pas à passer, la cause est entendue – Jünger est aussi, pour ne pas dire d’abord, le symbole d’une Allemagne qui a rendu Hitler possible. Leçon de lucidité. Heureux déniaisement.

Après Delors et Barre, Giscard. Le cercle des candidats disparus. La non-candidature élevée au rang d’un des beaux-arts. Cette épidémie de retraits qui rythme la campagne autant, sinon davantage, que les sondages. Et ce drôle de discours, toujours le même, qui consiste, chaque fois, à dire : « J’ai des idées ; j’ai un projet ; mais ce pays n’en est pas digne ; il n’est pas mûr, je m’en aperçois, pour les réformes que je propose » Deux interprétations possibles. Soit : la France est, en effet, ce pays bloqué, impossible à réformer, frileux, etc. Soit – plus intéressant : nous sommes entrés, pour de bon, dans l’ère de cette démocratie virtuelle qu’annoncent, depuis des années, de bons observateurs et où la politique se réduirait à une sorte de simulation folle, ou de spéculation généralisée, sans prise sur le réel ni véritable passage à l’acte. Prenez Giscard, justement. Que faisait-il, l’autre soir, en laissant la porte entrouverte à une éventuelle candidature ? Il spéculait sur sa propre cote. Il pariait sur sa hausse, éventuelle, à la Bourse des valeurs politiques. Il se conduisait, au fond, comme ces golden boys anglais, spécialistes des « marchés à terme », qui n’achètent plus des actions mais des options – au risque, comme Nick Leeson, de mener leur établissement au krach. Un président qui s’achète à terme. Comme dit Bothorel : « un si jeune président »…

Terriblement déçu par le dernier Altman. J’avais tant aimé Short cuts ! D’où vient qu’il nous donne, avec Prêt-à-porter, un nouveau film si décevant ? Hypothèse : peut-être Altman appartient-il à cette catégorie d’artistes qui n’ont jamais, finalement, que la grandeur de leurs sujets. Qu’il s’agisse de Los Angeles, de ses mondes entremêlés, de son univers de catastrophe et de séismes menaçants : cela donne un film fiévreux, bouleversant – à la mesure de l’imaginaire auquel il s’est adossé. Qu’il s’appuie, en revanche, sur un système aussi mince que celui de la mode : il faudrait être un Barthes cinéaste, ou un Proust, pour en tirer des variations majeures – et, comme il n’est ni Proust, ni Barthes, c’est son film qui, par contagion, devient dérisoire, caricatural, vain. Contamination de l’œuvre par son objet ? C’est la fameuse phrase de Melville, expliquant pourquoi, dans Moby Dick, il a choisi une baleine. Je livre le mot à Altman : « C’est pour faire un grand livre que j’ai choisi un gros animal ».

Un mot, pour rester dans la mode, de cette « chiracomanie » qui fait aussi fureur dans l’establishment de gauche parisien. Que, dans un second tour Chirac-Balladur, des électeurs de gauche choisissent, en conscience, et après les avoir écoutés, le premier contre le second, quoi de plus légitime ? Mais que, dès à présent, alors que leur candidat conserve toutes ses chances de passer le cap du premier tour et sans avoir même eu, parfois, l’élémentaire courtoisie républicaine de prendre connaissance des propositions, bonnes ou mauvaises, qu’il s’apprête à livrer au pays, ils tournent ainsi casaque et se ruent dans le camp adverse, voilà qui fait rêver et me semble sans précédent. Pur opportunisme, chez les uns (on eût préféré, à tout prendre, les voir se rallier avant que les sondages ne donnent leur nouveau champion gagnant). Machiavélisme, chez les autres (comment ne pas deviner, derrière le bruyant ralliement de tel ou tel, l’invisible main de François Mitterrand, la trace de ses rancœurs, de ses haines recuites, de ses manœuvres ?) Frivolité, enfin, chez la plupart (on choisit le plus « sympa », ou le plus cool, encore un peu et on votera pour les marionnettes des candidats, dans les « Guignols de l’info »…). Me permettra-t-on d’observer que cette conception futile, mondaine, du choix politique n’est bonne ni, bien sûr, pour la gauche, ni pour la qualité du débat public, ni même pour Chirac lui-même qui se serait passé, je suppose, de ces encombrants ralliés ? Triomphe du zapping et du rien. Degré zéro de la politique. Vite, oui, les débats de fond.


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