Bernard Kouchner, c’est notre jeunesse. Vraiment « Notre jeunesse ». Au sens de Péguy, donc, autant qu’au sens ordinaire. Nos combats. Nos engagements. La fidélité la plus têtue à ce que ces combats, ces engagements eurent, et continuent d’avoir, de meilleur. Un parfum de dreyfusisme perpétuel. Une façon, quand tant de nos contemporains se rangent, renoncent ou se complaisent dans le cynisme, d’être, lui, toujours en mouvement. Ne céder sur rien. Défendre, haut et fort, son cher devoir d’ingérence. Avec, en prime, cette façon qu’il a, en vieillissant, de tempérer l’optimisme de principe qui est la seule chose, en lui, qui m’agaçait autrefois – avec cette façon, oui, d’adosser ses anciennes ferveurs à ce bel et bon pessimisme qui est le meilleur allié des philosophies authentiquement démocratiques. Alors, quand j’entends que cet homme-là est populaire chez les Français, mais pas chez les secrétaires de section du PS, quand je lis que la classe politique fait tout ce qu’elle peut pour le marginaliser ou l’éliminer, quand je vois, enfin, des chroniqueurs mondains brocarder, ici ou là, le livre qu’il vient de publier et où se croisent et se répondent son expérience au Kosovo et les débats sur la guerre en Irak, j’avoue que les bras m’en tombent. Ressentiment ? Revanche de la pensée nanifiée contre l’un des rares à prendre la grandeur au sérieux ? Guerre, par-delà Kouchner, à ce qui reste de vivant dans ce fameux « émoi de Mai » (Jacques Lacan) qui hante plus que jamais l’époque ? Je ne sais pas.

Bizarres aussi ces attaques croisées, quoique encore feutrées, contre Claude Lanzmann et son Shoah. Ici, ce sont des blagues grasses sur sa supposée intolérance aux autres films sur la « question ». Là, des considérations confuses – et témoignant, surtout, de ce que l’on parle du film sans l’avoir vu – sur l’« interdit » qu’il ferait peser sur l’idée même de représenter le trou noir de la destruction des juifs. Là encore (Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Minuit), une étrange « guerre des images » dont le seul effet est, pour l’heure, de relancer les débats les plus oiseux autour des « preuves » des chambres à gaz. Et puis le comble, enfin : ce gros livre (Shlomo Sand, Le XXe siècle à l’écran, Seuil) qui se présente sans rire comme une synthèse des relations entre le cinéma et le siècle et qui, dans les quatre pages consacrées à Shoah, accumule les niaiseries, les contre-vérités les plus énormes et, parfois, les calomnies (quelques lignes, ordurières, sur la production du film). Je ne vais pas rappeler ici l’importance d’une œuvre qui bouleversa la vision du monde de nombre d’entre nous. Je ne vais pas redire la force d’une entreprise qui sut, sans prétendre les « ressusciter », faire parler les âmes mortes d’Auschwitz et de Treblinka. Et je ne m’inquiète guère, au demeurant, du tort que peuvent causer des vomissures de cette espèce à un film qui a d’ores et déjà sa place – et quelle place ! – dans l’histoire du cinéma. Mais il y a là, simplement, un signe. Un très, très mauvais signe. Je ne « sacralise » pas Lanzmann. Mais je suis persuadé que le cas Lanzmann est un marqueur. Cracher sur Shoah, c’est dire que le pire est, de nouveau, à portée de souffle.

Puisque le Premier ministre dit me compter (Libération du mardi 9 mars) au nombre des « esprits libres » de ce pays, je voudrais lui dire un mot, librement, d’un cas qui n’en finit apparemment pas de défrayer la chronique politique : celui de Cesare Battisti. Pour ceux qui redoutaient, et redoutent encore, son extradition vers l’Italie, il ne s’agit évidemment pas, monsieur le Premier ministre, de nourrir la moindre indulgence à l’endroit du mal absolu qu’est le terrorisme. Il s’agit juste de rappeler ce principe élémentaire de notre droit qui s’appelle l’autorité de la chose jugée : Battisti fut déclaré non extradable par un arrêt de la cour d’appel de 1991 ; quel est l’élément nouveau qui permettrait, au mépris de toutes nos règles, de rejuger ce qui l’a déjà été ? Il s’agit de s’inquiéter de cette particularité de la loi italienne qui fait qu’un condamné par contumace n’a, s’il finit par se livrer ou être livré, plus droit à un procès : vu la complexité du dossier, vu le caractère pour le moins passionné des débats de l’époque, vu le fait, par exemple, que deux des crimes qui lui sont imputés furent commis, à la même heure, dans deux villes différentes d’Italie, pouvons-nous décemment livrer un possible innocent à une police qui n’aurait d’autre choix que de l’enfermer immédiatement, mécaniquement, et pour le restant de son existence ? Et puis il s’agit aussi, monsieur le Premier ministre, d’une question de morale : un homme qui s’est trompé et qui le dit, un propagandiste de la violence qui juge, trente ans après, que cette violence était une impasse et un crime, un mauvais maître qui, non content d’abjurer son mauvais passé, exhorte les générations nouvelles, dans ses romans, à ne surtout pas l’imiter, cet homme-là ne mérite-t-il pas, sinon le pardon, du moins une certaine indulgence ? C’est ce qu’avait compris François Mitterrand en proposant de tourner la page des années de plomb. C’est ce qu’ont redit, d’une même voix, Jacques Chirac et Lionel Jospin, il y a cinq ans. C’est ce qu’il vous appartient de réaffirmer en tenant, du même coup, la parole de la France.


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