Papon et les siens savaient-ils ? Avaient-ils les moyens, au moins, de savoir ? Ou faut-il croire au contraire ceux qui, depuis cinquante ans, ne cessent de répéter que le « terrifiant secret » de la solution finale était trop bien gardé pour qu’un fonctionnaire de Vichy puisse avoir la moindre idée de ce qui attendait les Juifs à l’arrivée des trains de la mort – faut-il croire ceux qui nous expliquent qu’on ne saurait inculper un homme de « crimes contre l’humanité » dont il n’aurait, dans le « brouillard » de son époque, pas pu connaître l’existence ? Face à cette question cruciale – peut-être la plus cruciale du procès – des faits. C’est-à-dire des textes. Puisés aux meilleures sources – celle, notamment, du livre, paru il y a dix ans, de Stéphane Courtois et Adam Rayski, Qui savait quoi ?. Ces textes et faits devraient nuancer les certitudes de ceux qui, tout à leur souci d’effacer le crime, continuent d’entretenir la légende d’une France ignorante, jusqu’à la fin, de la réalité de la Shoah.

C’est, en mai 1942, par exemple, la diffusion par la BBC, puis par des grands journaux européens comme le Daily Telegraph, d’un document, émanant du Bund de Pologne, où il est question de « l’extermination physique du peuple juif sur le sol polonais avec l’aide des fascistes ukrainiens et lituaniens ».

C’est, le 1er juillet 1942, toujours sur la BBC, une émission du grand journaliste français Jean Marin, futur directeur de l’AFP, qui évoque, avec plus de précisions encore – notamment sur l’existence de « chambres à gaz » dans ce qu’il appelle, lui aussi, des « camps d’extermination » –, le massacre de sept cent mille Juifs.

C’est, en décembre de la même année, une « Déclaration » solennelle, signée par onze gouvernements alliés, où il est fait état de « nombreux rapports » selon lesquels « les autorités allemandes » mettraient à exécution « l’intention si souvent répétée de Hitler d’exterminer le peuple juif en Europe » ; cette « déclaration », répercutée par la presse internationale, parle de « massacres », d’» exécutions massives », de « plusieurs centaines de milliers d’hommes, femmes et enfants » détruits par les moyens les plus « sauvages ».

C’est la presse collaborationniste, dont il n’est pas vrai qu’elle se soit imposé le silence sur la Shoah. Courtois et Rayski citent, entre dix autres, l’exemple d’une série d’articles publiée par Le Pilori en juillet 1942 : « nous savons », dit l’auteur, que « le règne du Juif va prendre fin » ; nous savons que « des événements mondiaux en cours » ont « déjà décidé du sort de la race juive en Europe, en Asie, en Afrique » et que « les décisions prises envers la race maudite sont inéluctables, sans appel»; nous savons, ajoute-t-il encore, que les «mesures préliminaires» visant à séparer les Juifs des Français ne font que préparer « les mesures d’ordre général et définitives qui vont être appliquées » ; nous savons que cette « race » est « sur le point de disparaître de façon absolue – c’est l’auteur de l’article qui souligne – de la surface de la planète ».

C’est la presse de la Résistance qui n’a, elle, pour le coup, aucune raison de se censurer et qui, même si la question est loin d’être, hélas, son principal souci, affirme (J’accuse du 20 octobre 1942) que « onze mille Juifs déportés ont été asphyxiés pour expérimenter de nouveaux gaz toxiques », que des « chambres à gaz » ont été installées (J’accuse, 25 décembre) à Chelmno, Brezec, Auschwitz, Treblinka ; ou encore (Cahiers du témoignage chrétien, avril 1943) qu’il n’y a « pas de doute possible concernant le plan de Hitler d’exterminer complètement les Juifs sur le continent européen ».

Ce sont des témoins comme Jünger, qui note, dans son Journal, en date du 30 mars 1942, comment, « après avoir rassemblé les victimes, on leur fait d’abord creuser les fosses communes, puis on leur ordonne de s’y étendre, et on les tue à coups de feu, d’en haut, par couches successives » et qui, huit mois plus tard, le 31 décembre 1942, en déplacement dans le Caucase, rapporte des témoignages selon lesquels les Allemands auraient construit des « tunnels à gaz où pénètrent des trains chargés de Juifs ».

On pourrait multiplier les exemples. On pourrait évoquer la lettre à Pétain du grand rabbin de France, Jacob Kaplan. Celles, terriblement informées, du primat des Gaules, le cardinal Gerlier, ou encore du pasteur Boegner. On pourrait – il faudrait – pouvoir citer la confirmation, par le Vatican, dans un document adressé au Département d’État américain en novembre 1942, de l’existence de chambres à gaz dans certains camps polonais. Il y aurait encore, répercutée par les médias du monde entier, la conférence de presse de Stephen Wise, quelques jours plus tard, à New York, où le nombre de Juifs déjà assassinés est évalué à deux millions. Aucun de ces témoignages, c’est évident, n’a suffi. Aucun n’a eu assez de force pour vaincre l’incrédulité des contemporains face à un crime sans précédent. Mais une chose est l’incrédulité, une autre l’ignorance. Une chose est de ne pouvoir (c’était l’attitude d’un Raymond Aron) imaginer l’inimaginable – une autre est de prétendre n’en avoir rien su ni connu. Que l’homme Papon soit, ou non, coupable, ce sera aux juges, et aux juges seuls, de l’établir. Mais que rien n’ait pu filtrer de l’horreur du génocide avant l’ouverture des camps, c’est l’examen, le simple examen des textes, qui le dément. Contre une mythologie trop facile. Contre tous les négationnismes. Contre ceux qui, pour mieux « en finir avec Vichy », s’improvisent une mémoire trop vierge.


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