Affaires. Trafics divers. Révélations de toutes espèces. Et, maintenant, cette histoire d’écoutes téléphoniques commanditées, en personne, par l’ancien président de la République. Quand donc François Mitterrand cessera-t-il de nous hanter ? Quand la bouche d’ombre mitterrandienne finira-t-elle de dégorger ses perles noires ? « Je crois aux forces de l’esprit, disait-il. Où que je sois, vous m’aurez toujours près de vous. » Peut-être y pensait-il. Peut-être se figurait-il déjà ce drôle de destin posthume : revenant, mort-vivant – ombre maléfique et glauque continuant, longtemps après, de rôder dans notre dos. Spectre de Mitterrand.

Les plus sévères diront : « Néron, plus le téléphone ; Louis XIII allant, déguisé en manant, espionner ses sujets dans les bas-fonds ; Fouché ; mœurs de flic ou de dictateur. » Les plus indulgents – ou les plus cyniques : « Mitterrand romancier ; goûteur et chercheur d’âmes ; jamais ce diable d’homme ne s’est intéressé qu’à l’envers de ses semblables, leurs passions, leurs secrets, le manège obscur de leurs désirs. » J’aimerais prendre le second parti. Sauf que Mitterrand n’était pas romancier, mais chef d’État. Il n’avait pas été élu pour écrire un roman, mais pour gouverner un État de droit. Or qu’est-ce que gouverner un État de droit, sinon se porter garant de la liberté de ses citoyens ?

Le romancier quand même. L’homme qui ne se lassait jamais de la comédie humaine de son époque. Il a un mérite, au moins, que nul ne lui contestera : celui du choix de ses personnages. Dans la liste des « écoutés », deux noms plus que jamais. Celui de Jean-Edern Hallier, celui d’Edwy Plenel. Le vice et la vertu. L’immoralité du temps, d’un côté – et de l’autre, le pourfendeur de sa part d’ombre, l’apôtre de la morale en politique, l’image même de ce journalisme démocratique qui lui faisait, au fond, si peur. Le reste ? Oh ! le reste… Menu fretin. Mixte des deux modèles et centrisme du sentiment. Seuls comptaient les premiers rôles. Ou, si l’on préfère, les archétypes. Il allait droit aux extrêmes, aux archétypes du moment. Réflexe d’artiste. Sûr instinct, qu’on le veuille ou non, du collectionneur de caractères.

Hallier. Le cas Hallier. Je nous entends nous moquer quand il se disait traqué, persécuté par Mitterrand. Je repense à nos haussements d’épaules quand il réduisait le règne à l’on ne savait quel face-à-face entre lui et le souverain. Eh bien, nous pouvions rire. Car c’est lui, nous le découvrons avec stupeur, qui avait raison. Et force est d’admettre aujourd’hui la sinistre évidence : ce nouveau Maurice Sachs, cet histrion national et grand maître en tromperies, n’était, en l’occurrence, ni mégalomane ni menteur. Mitterrand ne pensait qu’à lui. Mitterrand se sentait menacé par lui. Justice à Hallier, hélas ! De tous les écrivains français, c’est lui dont Mitterrand aura fait son interlocuteur privilégié.

Un homme d’État a les ennemis qu’il mérite. Les juges qu’il s’est choisis. Dans cette nation littéraire qu’est la France, le peintre et le modèle ont toujours la même taille. Terrible ? Mais oui, terrible. Car même type d’hommes, dans ce cas. Mêmes couleurs dans leurs palettes. Même type de regards portés sur l’âme de leurs contemporains, ses ressorts, les moyens de la manœuvrer. La fable des deux théologiens de Borges qui passent leur vie à se combattre, se porter les coups les plus rudes – jusqu’à se rendre compte qu’ils étaient, en tous points, identiques… Mitterrand le savait sans doute. Hallier le savait sûrement. Que n’avons-nous – pour une fois – écouté, sinon Mitterrand, du moins cet Hallier qui l’obsédait ? Nous y aurions perdu des illusions. Mais gagné un peu de temps.

On pense à la phrase de Churchill ; la différence entre les statues et les hommes, c’est que, lorsqu’on s’en approche, les statues paraissent plus grandes, les hommes de plus en plus petits. Ainsi de Mitterrand. Ainsi de ce chef d’Etat paré, de son vivant, des plus hautes vertus et rapetissant à vue d’œil tandis que s’accumulent les révélations les plus accablantes. C’était cela, Mitterrand ? C’est pour cela que nous avons voté, milité, vécu ? Et faudra-t-il, dans le bilan, intégrer le mensonge érigé en système, le caprice déguisé en secret d’État – et l’image, pour finir, de ce dialogue au sommet entre un aventurier et un pantin ? Je pense au désarroi des socialistes. Je pense à Lang. À Jospin. Je pense même à Charasse, empêtré dans son rôle de dernier des Mohicans. Comment, quand on doit tout à un homme, faire le deuil de sa grandeur – et comment, quand on se doit au peuple, faire l’économie de l’ingratitude ?

D’aucuns, à la lumière de cette affaire, réfléchiront sur le statut du « secret-défense » dans les sociétés modernes. Tout aussi instructif, celui du secret tout court à l’âge du spectacle et des grands médias. De moins en moins de secrets, voilà ce que dit cet âge. De moins en moins d’écoutes clandestines, de turpitudes cachées, de mystères, voilà sa leçon nouvelle. Et extraordinaire accélération, en tout cas, de leur vitesse de divulgation – telle est désormais la loi… Et si c’était aussi cela, le progrès démocratique ? Et si une démocratie se jugeait aussi, pour le meilleur et parfois le pire, à la rapidité d’évaporation de ses zones d’opacité ? Des siècles, dans les sociétés archaïques. Des décennies, dans les mondes totalitaires. Des années, des semaines, peut-être un instant, sous le règne de l’opinion. On rêve d’un Aristote classant les types de régime selon le régime de leurs secrets.


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