J’ai assez déploré, depuis des mois, les atermoiements de nos ministres pour ne pas me réjouir, ce matin, du changement de climat. Cette fermeté nouvelle. Cet ultimatum en bonne et due forme. Ces frappes dont on nous disait qu’elles étaient irresponsables ou infaisables et qui font, maintenant, l’unanimité. Ces canons serbes qui, du coup, et au premier avertissement, semblent disposés à reculer – comme si la « quatrième armée d’Europe » n’avait attendu qu’une semonce pour révéler qu’elle n’était qu’un ramassis de lâches, d’ivrognes et de soudards. Si la nouvelle se confirme, un regret – mais il est de taille : ce qui est pensable aujourd’hui ne l’était-il pas hier ? avant-hier ? dès le premier jour de l’agression ? Difficile, oui, malgré la joie, de ne pas avoir une pensée, ce matin, pour les dizaines de milliers de civils qui sont, depuis deux ans, morts pour rien.

Autre inquiétude. Où iraient ces armements lourds, dans l’hypothèse où ils seraient rendus ? Nous sommes quelques-uns à avoir en tête le précédent des Serbes de Krajina : c’était la fin de la guerre serbo-croate ; l’ONU avait mis sous séquestre l’essentiel de leurs batteries ; or voici l’offensive croate de Maslenica et quelques minutes leur suffisent pour bousculer la poignée de casques bleus qui veillaient sur les hangars et récupérer, sans coup férir, le matériel confisqué. Je ne suis, certes, pas expert en choses militaires – et j’ai bien noté que je rendais « fou », en m’en mêlant, le bon général Briquemont. Mais il n’y aurait qu’une manière, on le sait, de conjurer la répétition du scénario : stocker ces armements en un lieu qui fût hors d’atteinte des Serbes, en même temps qu’à portée de tir des aviations occidentales. Ou bien nous y sommes prêts et l’ultimatum prend son sens. Ou bien nous n’osons l’exiger et je ne donne pas trois semaines pour que les miliciens de Karadzic (que les Bosniaques, soit dit en passant, ne sont pas autorisés par le communiqué de l’OTAN à remplacer sur les hauteurs de leur ville) transforment la retraite en victoire : ils auraient évité les frappes, sauvé leur armement et reculé pour, le jour venu, mieux sauter sur la ville toujours assiégée.

Autre inquiétude encore. Obtenir la levée du siège de Sarajevo, ce serait bien. Mais obtenir, aussi, Tuzla, ce serait mieux. Exiger, dans la même foulée, que soient enfin respectées les zones de sécurité de Srebrenica, Gorazde, Zepa, ce serait encore mieux. Et libérer ce qui peut l’être de la Bosnie-Herzégovine, sauver ce qui survit d’une civilisation bosniaque qui ne s’arrête pas aux murs de sa capitale, ce serait évidemment l’idéal. La politique est-elle affaire d’idéal ? Tout dépend, à nouveau, de ce que l’on veut – et du choix, politique, que l’on fait. Ou bien il s’agit, toujours, d’avoir la paix à tout prix : on se contentera alors de Sarajevo et cette belle victoire symbolique ne fera qu’accentuer la pression sur les Bosniaques – « On vous a fait ce cadeau ; vous n’allez pas, en plus, jouer les jusqu’auboutistes ». Ou bien l’on veut bien admettre qu’une autre partie se noue là, dont le sort du fascisme serbe est l’enjeu : et il faudra accepter que les Bosniaques reprennent, s’ils le souhaitent, une part au moins de leur pays – imagine-t-on les Alliés se contenter, en 1942, d’un périmètre de sécurité autour de Paris et dire, partout ailleurs, aux Allemands : « Bon appétit, messieurs ! va pour la Déportation, cette purification ethnique de l’époque ! »

Cette idée d’un « fascisme » dont la guerre de Bosnie serait le banc d’essai, c’est celle du livre de Jacques Julliard. Tout y est. La mécanique de nos renoncements. L’établissement rigoureux, et daté, de la responsabilité de chacun. Quelques exemples, savoureux, d’erreurs d’analyse de ces militaires qui osent, aujourd’hui, nous faire la leçon. Le culot de ceux, Français et Allemands, qui se sont livrés trois guerres en moins d’un siècle et se permettent de fustiger les « mœurs d’ostrogoths » des Slaves du Sud. Et puis cette thèse, donc, d’un fascisme dont les métastases gagneraient peu à peu l’Europe et que, mystérieusement, nous hésitons à diagnostiquer. Pas de lecture plus précieuse, pour comprendre ce qui a cours. Pas de lecture plus urgente, pour ceux qui répètent : « On n’y comprend rien» – sur le ton de leurs aînés qui, en 1944, ânonnaient : « Non, non, on ne savait rien ». Julliard : un clerc qui ne trahit pas. Son livre : un cri d’alarme – le premier – contre ce « fascisme qui vient ».

Un dernier mot. Je n’ai pas toujours, loin s’en faut, été d’accord avec Julliard et je crois même pouvoir affirmer qu’il est, parmi les intellectuels du moment, l’un de ceux dont la philosophie – en gros : péguyste, sorélienne, proudhonienne – m’avait toujours semblé la plus étrangère à la mienne. Stupeur, alors, de le retrouver si proche. Merveille – le mot n’est pas trop fort – de ce texte où j’ai, à chaque page, envie de m’écrier : « C’est cela ; c’est exactement cela ; c’est très précisément ce que j’aurais pu, ou voulu, moi-même écrire ». Cette affaire de Bosnie, depuis deux ans, m’aura séparé de bien des gens que je pensais proches. Voici qu’elle me rapproche d’un homme dont je me croyais irrémédiablement éloigné. Diviser ce qui était uni, réunir ce qui était séparé – casser, pour les remodeler, les affinités ou apparentements de chacun : serait- ce le signe, dans nos vies, d’un événement décisif ?


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