Dieu sait si je ne suis pas jeuniste et si m’exaspère la propension moderne – en fait, totalitaire – à se prosterner devant la jeunesse, à sacraliser tout ce qui la touche et à voir dans ses moindres mots la manifestation d’un évangile. N’empêche. Dans l’affaire dite de Fun Radio, c’est Fun Radio qui a raison et les censeurs qui se déshonorent. En sont-ils là, vraiment ? En sommes-nous là, en France, vingt-cinq ans après Mai 68 ? Un bon réflexe, évidemment, qui aura stoppé net la vague de crétinisme : celui d’Alain Carignon, ministre de la Communication, venant tenir au micro de ladite radio le propos républicain qui s’imposait mais qui, en ces temps d’ordre moral, fait presque figure de provocation. La politique, c’est comme la culture : des réflexes, rien que des réflexes – ce que les Grecs appelaient la « vertu », une « disposition de l’âme », une « nature ».

On pourrait évidemment affiner et rappeler ce que disait Foucault dans la Volonté de savoir. Le vrai pouvoir, expliquait-il, n’interdit pas mais force à dire. Il ne réprime pas une parole libre, supposée pure ou spontanée – il la pousse à s’exprimer ou, en tout cas, la rend possible. Et c’est pourquoi, aurait-il conclu, la réaction d’un pouvoir républicain ne pouvait être, en l’occurrence, que celle-là : au lieu d’un refoulement qui n’eût fait qu’envenimer le mal, l’aménagement d’un espace public où l’on invite chacun à parler. La liberté des auditeurs, dans ce cas ? La révolte qu’ils voulaient, ou croyaient, ainsi exprimer ? Elle aura triomphé, cette révolte, le jour – mais ce ne sera plus l’affaire, alors, ni du ministre ni de leurs tuteurs – où ils auront appris à se taire et à jouir de l’autre plaisir : celui, délicieux, de n’avoir soudain rien à dire.

Dans la comédie politique contemporaine, Jack Lang invente un genre : celui du ministre qui ne l’est plus mais se conduit de telle façon que tous, à commencer par lui et, plus grave encore, son successeur, semblent penser qu’il l’est resté. Un exemple entre mille : l’hommage à Mélina Mercouri où c’est son deuil que les media guettent, ses mots qu’ils enregistrent – comme si, ministre sans l’être, il continuait de régner même s’il ne gouverne plus. Et une victime, forcément : Jacques Toubon dont l’éclipse fait peine à voir et à qui on brûlerait de dire : « Allons ! c’est vous, le ministre ! vous l’êtes depuis presque un an ! cessez donc de vous conduire en humble candidat au mandat qui est le vôtre ». Ne dites pas à Jacques Toubon qu’il est en charge de la culture. Je le soupçonne de se croire encore apparatchik au RPR.

En ces temps de commémoration permanente et méthodique, à l’heure où le moindre mort se voit instantanément béatifié, il devient presque risqué de dire ce que, en conscience, vous inspire sa disparition. Mélina Mercouri, justement. Il est vrai qu’elle porta à l’écran quelques-uns des plus beaux rôles du répertoire contemporain. Mais il est également vrai que dans l’autre vie, celle du ministre, elle incarna ce qu’il y eut de pire dans le socialisme grec et, donc, européen. Que retiendra, alors, l’Histoire ? Sur quelle image le film, le vrai, se figera-t-il ? Et vaut-il mieux avoir été le chantre du nationalisme culturel de monsieur Papandreou – ou la mère de Romain Gary dans l’admirable adaptation de la Promesse de l’aube ? Éternel dilemme des êtres qui vécurent, naquirent et moururent plusieurs fois.

Politique toujours. La chute de Balladur dans les sondages. L’un l’impute à ceci. L’autre l’attribue à cela. Le troisième développe sa théorie sur l’inévitable usure du pouvoir et la banalité de ses maux. La vérité c’est que nul n’en sait rien et que le même trait – les reculs répétés, par exemple, dans le conflit d’Air-France, puis dans celui des marins pêcheurs, puis dans l’affaire dite du « SMIC-jeunes » – peut être indifféremment déchiffré comme signe d’un goût pour le dialogue ou preuve, au contraire, d’une prise défaillante sur le réel. La France, en dix mois, n’a pas changé – voilà qui, en tout cas, est sûr ; pas plus, d’ailleurs, que monsieur Balladur dont l’imperturbable style, le caractère, l’ont enchantée et qui, soudain, semblent la lasser ; en sorte que la leçon est peut-être, tout simplement, celle-ci : la politique est le seul domaine où, contrairement à l’adage et l’usage, les mêmes causes ne produisent jamais les mêmes effets.

Cette versatilité, ce caprice, ce jeu de la grâce et de la disgrâce, cette façon de hisser un homme sur le pavois puis, sans raison, de l’abaisser, ces ferveurs sans cause, ces désaffections que rien n’explique, cette frivolité d’une opinion qui fait et défait les princes au gré de sa seule humeur, n’était-ce pas l’apanage des princes justement – ce privilège qu’on leur reconnaissait mais qui, lorsqu’il s’agit d’elle, l’opinion démocratique, se voit soudain sommé de produire motifs et raisons ? Eh bien je me demande, moi, si elle doit les produire, ces motifs – et s’il n’y a pas, dans cette incorporation par le corps social du souverain principe d’arbitraire, l’infaillible marque, au contraire, de la mutation démocratique. La démocratie c’est le peuple-roi. C’est tout le peuple-roi. Et c’est donc, il faut s’y faire, l’imprescriptible droit à l’humeur, à ses sautes et à son insondable mystère.


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