L’assassinat d’Anna Politkovskaïa, de sang-froid, en plein Moscou, est à la fois une tragédie et un signe. Une tragédie parce que cette journaliste de talent, ce témoin des guerres tchétchènes, cette femme admirable qui s’est rendue des dizaines de fois à Grozny pour y rendre compte des massacres de civils, ce témoin vivant d’un esprit de dissidence redevenu, comme dans les années Brejnev, le cauchemar du régime, manquera cruellement à la Russie et au monde. Et un signe parce qu’elle est le septième journaliste éliminé dans des conditions, sinon semblables, du moins également suspectes au cœur d’une Russie supposée rouverte à la démocratie, aux droits de l’homme, à l’information, à la presse libre. Honte à Poutine. Honte à son régime assassin. Et honte à ceux qui, en Europe, argueront de notre « dépendance vis-à-vis du gaz russe » pour ne pas trop tancer le kagébiste devenu président. Relire d’urgence les textes des premiers surréalistes moquant l’ambassadeur Claudel prêt, pour de « grosses quantités », non de gaz, mais de « lard », à courber l’échine devant la dictature.
C’est le moment ou jamais, aussi, de lire le livre de Milana Terlovea, Danser sur les ruines, chez Hachette Littératures. C’est le moment ou jamais, oui, de lire ce beau texte écrit par une jeune Tchétchène racontant, dans sa Grozny natale, la vie, la mort, l’espoir et le désespoir, la survie, les humbles joies et la franche horreur, les camps de filtration, les tortures, les cadavres mutilés rachetés 2 000 dollars par les familles, la résistance, les morts-vivants qui tiennent et qui s’entêtent. Courage, encore. Une dignité, une noblesse d’âme et de caractère sidérantes chez une si jeune fille. On pense à Sarajevo assiégée. Je ne peux pas, moi en tout cas, ne pas penser à mes amis bosniaques d’autrefois jouant, eux aussi, à cache-cache avec les snipers et le trajet des bombes. Et, comme à l’époque de la Bosnie, je ne peux pas ne pas avoir envie de hurler : « ces musulmans modérés que vous voulez, cet islam des Lumières que vous prétendez appeler de vos vœux, eh bien voilà, ils sont là, et vous êtes en train, une nouvelle fois, de les abandonner à leurs bourreaux ! »
J’écris cela à Londres où je suis venu débattre avec Christopher Hitchens, Martin Amis et quelques autres de ce vrai choc des civilisations qu’est le choc, au sein de l’islam, entre les valeurs de démocratie et le néofascisme. Pendant nos débats, la nouvelle tombe. L’ancien ministre Jack Straw a prononcé une petite phrase qui fait l’effet d’un coup de tonnerre. Il n’a rien contre l’islam, dit-il. Rien non plus, multiculturalisme britannique oblige, contre le port du foulard. Mais enfin, ajoute-t-il… Le visage des femmes… Leur beau visage et leur regard… Est-ce qu’il ne pourrait pas, lorsqu’elles viennent le solliciter dans sa mairie de Blackburn, nord-ouest de l’Angleterre, voir leur visage face à face ? Est-ce qu’on n’est pas plus « à l’aise », est-ce que la « considération » et le « respect » qui leur sont dus ne sont pas plus vifs encore, quand il n’y a pas cette fichue barrière du fichu ? C’est Jack Straw qui parle. Mais ce pourrait être Levinas. C’est même du Levinas quasi dans le texte. Et pourtant, s’esclaffent Amis et Hitchens, Mr Straw n’est sûrement pas un familier des Lectures talmudiques.
Un autre ancien ministre, français celui-là, et, par ailleurs, ancien condamné pour corruption, Alain Carignon, publie un petit livre, 2011 nous appartient, aux éditions Numeris. Cette longue lettre à ses anciens et futurs électeurs n’est sûrement pas le livre de l’année. Et j’avoue avoir de la peine, malgré l’amitié, à me passionner pour la vie politique locale dans l’Isère. Mais je sens autour de ces pages et, surtout, de leur auteur un drôle de petit manège, un malaise, un climat de réprobation muette, d’acharnement dans l’opprobre et l’injure, quand ce n’est pas de lynchage soft et, en tout cas, d’injustice qui n’est pas tolérable. Je n’aime pas les boucs émissaires. Je n’aime pas que l’on fasse payer à un seul les crimes commis par tous. Je n’aimais pas cela il y a dix ans quand Alain Carignon fut jeté en prison pour des fautes dont la moitié de la classe politique était aussi coupable que lui. Je n’aime toujours pas cela aujourd’hui, alors qu’il a purgé sa peine, payé sa dette à la société et qu’il est donc redevenu – principe fondamental de l’éthique républicaine – un homme politique comme un autre.
Retour à Paris. Dans le train, un autre livre, énorme celui-là, les « notes confidentielles » de Jean Mauriac rassemblées par Jean-Luc Barré sous le titre L’après de Gaulle (Fayard). Portraits. Anecdotes. Grande et petite histoire. Scènes de genre. Toutes les dépêches impossibles, toutes les informations autocensurées, les notes prises sur le vif, le off, bref, le journal de bord, pendant vingt ans, d’un grand journaliste français qui fut l’interlocuteur privilégié du fondateur de la Ve République. On lit avec passion les conversations de Debré et de Guichard. Les premiers pas de Pompidou. Les manigances de Giscard ou la version mauriacienne de la part d’ombre de Mitterrand. Mais dans ce bal- let réglé d’ambitions, trahisons, passions chauffées à blanc, haines recuites et vengeances froides, complots, c’est toute l’actualité présidentielle d’aujourd’hui qui semble défiler entre les lignes. Lisez, vous verrez.
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