Fascisme et communisme sont-ils « comparables » ? Si cela veut dire « identiques », si l’idée est de confondre les deux systèmes dans on ne sait quelle nuit où tous les crimes sont gris, alors non, bien sûr, ils ne le sont pas. Si comparer veut dire, en revanche, penser ensemble, s’il s’agit de poser un genre (« le totalitarisme ») qui aurait deux espèces distinctes (« nazisme » et « communisme »), si l’idée est, en d’autres termes, d’identifier un programme à partir duquel se distribueraient les performances de deux grands totalitarismes à la fois spécifiques et cousins, alors oui, la démarche est légitime, elle est même élémentaire, et l’on voit mal, sans cela, comment produire l’ombre d’une analyse à propos de ce qui demeure la double et grande énigme du XXe siècle. Comparer, c’est penser. Comparer, c’est historiciser. Le geste de comparer – c’est-à-dire, encore une fois, de rapprocher et de distinguer, de confronter et d’opposer – est le geste même de la connaissance. On regrette d’avoir à rappeler cette évidence. On rougit, un demi-siècle après Hannah Arendt, d’avoir à répéter que ce concept de totalitarisme est le seul qui, parce qu’il les rassemble, parvient à nous dire quelque chose de ces deux événements majeurs et, pour une part, irréductibles que sont Auschwitz et le Goulag. Gâtisme de l’époque. Régression de ses débats. Cette façon d’applaudir à l’audace d’un M. Hue qui consent à trouver « monstrueux » les crimes d’un stalinisme dénoncé depuis cinquante ans par Arendt, Aron, Camus, tant d’autres. On croit rêver. On ne rêve pas. Car c’est ainsi que se solde le siècle, dans une sorte de parade où défileraient, comme pour une réplique ultime, les grands et petits rôles du répertoire. Paroles gelées. Ballet des spectres.

Que veulent, en vérité, ceux qui ne veulent pas comparer ? Et que cache cette obstination étrange et, de nouveau, si insistante : « non, non, ça n’a rien à voir, on n’a pas le droit de rapprocher les crimes nazis de cette espérance dévoyée que fut le communisme, etc. » ? Il y a la bonne vieille clause, d’abord, de l’idéologie la plus favorisée : persistant refus d’admettre que c’est son idéal même qui, parce qu’il vise une société sans classes, transparente à elle-même, purgée de ses « insectes nuisibles » et de sa part de « négativité », condamne le communisme. Mais il y a aussi, sur l’autre front, un effet presque plus pervers encore : il y a, du côté du nazisme lui-même, l’armement d’un second piège qui, parce qu’il détache l’hitlérisme de son contexte, parce qu’il s’interdit la moindre comparaison entre, par exemple, l’idéologie « national-bolchevique » des frères Strasser et celle des premiers léninistes, parce qu’il refuse, en un mot, de reconnaître la moindre pertinence à l’analyse des circonstances qui ont présidé à sa naissance, en fait un événement anhistorique, flottant dans un éther vague et n’ayant plus grand-chose à voir avec le réel de son époque. On part du louable souci de préserver la singularité d’Auschwitz. On se retrouve, à l’arrivée, avec un drôle d’objet qui, dès lors qu’il n’a plus vraiment sa place dans l’histoire concrète des hommes, n’a plus qu’à aller s’inscrire dans une éternité diabolique, obscure et douteuse. La souffrance juive devient impensable. Elle est de l’ordre, non du discours, mais du mythe. Elle participe, non de l’Histoire, mais d’une providence à rebours dont les Juifs seraient le peuple Christ. Et c’est ainsi que la martyrologie se transforme en son contraire : comme si le désir de maintenir la Shoah dans une extraterritorialité sacrée rejoignait celui, apparemment inverse, de la diluer dans le long cortège des malheurs immémoriaux de l’humanité – une autre forme de « révisionnisme » ; l’envers du « détail » lepéniste.

Que doit devenir, dans ce cas, la « singularité » du nazisme ? et faut-il continuer de plaider pour l’« unicité » d’une Shoah dépassant, dans l’horreur, tous les crimes commis avant elle ? Je suis convaincu que oui. Mais à condition, là aussi, de s’entendre. Ce que la Shoah eut d’unique, ce n’est pas le nombre de ses morts (85 millions, donc, pour le communisme). Ce n’est pas ses méthodes d’extermination (émission récente de Cavada rappelant la présence de camions à gaz dans l’industrie de la mort stalinienne). Ce n’est pas davantage la patente noirceur d’un discours qui, contrairement à l’autre, n’aurait jamais produit de grands « idéalistes déçus » (contre-exemple de Hermann Rauschning, qui, avec sa Révolution du nihilisme, parue à la veille de la guerre, est un peu, toutes proportions gardées, le Souvarine de la désillusion national-socialiste). Ce n’est même pas l’idée de crime contre l’humanité (le koulak russe persécuté des années 20 n’avait à se reprocher, lui non plus, que le crime d’être « né »). Non. Ce que la Shoah eut de réellement unique, c’est, comme l’ont montré, entre autres, Poliakov et Mauriac, la part « métaphysique » du forfait (ce peuple de la « Bible », de la « Promesse » et de la « Mémoire » que visait aussi la fureur nazie à travers les corps suppliciés des hommes, femmes et enfants déportés). Distinction « théorique » ? Autre « détail » ? Bien sûr que non. Car seule façon, au contraire, d’échapper à la comptabilité macabre. Seule définition du crime nazi qui ne laisse aucune prise à une concurrence victimaire où s’enracine, également, le révisionnisme. Il fallait « comparer », oui, le fascisme au stalinisme pour isoler ce qui, en lui, résiste à la comparaison et fait de sa fureur, pour de bon, la mesure de l’inhumain.


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