Franchement, j’aurais préféré ne rien dire. Passer mon tour. J’aurais préféré – et je l’ai fait depuis lundi – pleurer en silence le Mitterrand que j’ai aimé et pleurer, en silence aussi, sur celui qui m’a déçu. J’aurais voulu attendre un peu. Me recueillir. J’aurais été heureux de ne pas mêler ma voix à ce concert étrange où l’on ne sait trop qui, au juste, célèbrent les dévots – le défunt, vraiment ? ou eux-mêmes ? cette part d’eux-mêmes qu’il a incarnée puisque ce fut l’un des talents de cet homme hors du commun qui, à sa façon, avait aussi épousé la France : renvoyer à chaque Français, ou presque, une image ou une idée de lui-même ? Je ne me souviens pas bien de la mort de De Gaulle. Peut-être y avait-il déjà ce climat d’idolâtrie bizarre. Mais il ne me semble pas. Il me semble que, dans le cas de De Gaulle, on jugeait d’abord l’homme d’État. Alors que là… Ce côté échotier de la plupart des hommages… Ce voyeurisme généralisé… Chacun y va de son morceau de souvenir… Chacun ressort du placard le bout du personnage qu’il avait cannibalisé en prévision de la circonstance… François Mitterrand était aussi un homme d’État. Il avait, comme tout homme d’État, sa face de lumière et sa face d’ombre. Et je ne crois pas que faire l’impasse sur cette équivoque soit la meilleure façon d’honorer sa mémoire, ni de construire celle du pays qu’il a si longuement incarné.

Si j’essaie d’être sincère, si j’essaie, malgré l’émotion qui m’étreint, de considérer Mitterrand comme je l’ai toujours considéré et comme ce grand homme public voulait, j’en suis sûr, être traité, je ne peux, même aujourd’hui, passer complètement sous silence ce qui m’a éloigné de lui. Je ne peux pas ne pas prononcer le nom de Vichy, par exemple. Ou de la Bosnie. Je ne peux pas ne pas me souvenir que j’ai cessé de le voir au moment où j’ai compris qu’il avait, quoi qu’il m’en ait dit, fait son deuil de Sarajevo et des valeurs que l’on y défendait. Je raconterai cela bientôt. Je raconterai en détail, dût la légende naissante en souffrir, la chronique de ce qui demeure, à mes yeux, sa faute la plus grave. Ce n’est pas le moment d’en parler ? Sans doute. Sauf que je ne veux pas répéter religieusement : « François Mitterrand est entré dans l’Histoire » sans évoquer, au moins d’un mot, la façon dont ce grand président a manqué le grand rendez-vous que l’Histoire contemporaine lui offrait. Ne rien en dire serait mentir. Ne pas le rappeler du tout serait verser des larmes de crocodile. Et j’avais trop de respect pour le souverain, et trop d’attachement aussi pour l’homme, pour me contenter, ce matin, d’un vague hymne funèbre – prélevé dans la langue de bois des propos circonstanciels ou hypocrites.

Reste, cela étant précisé – et la plus élémentaire honnêteté voulait que je le précise –, l’autre Mitterrand. Reste le Mitterrand que j’ai connu au début des années 70, côtoyé pendant cinq années – reste le Mitterrand que je n’ai jamais cessé de voir ensuite, jusqu’à la Bosnie donc, et auquel je dois, moi aussi, même si je ne veux pas en parler aujourd’hui, une part de ce que je suis. Ce qui m’a fasciné chez ce Mitterrand-là ? Un style, bien sûr. Une séduction sans pareille. Une attention aux écrivains dont je ne crois pas qu’il y ait jamais eu, ni qu’il y aura de sitôt, de plus parfait exemple. Mitterrand et la littérature. Mitterrand en personnage littéraire. Mitterrand ou la forme la plus achevée de cette autre exception française qui veut qu’il n’y ait pas, dans notre pays, de très grand écrivain qui n’ait nourri le regret d’une manière de gloire politique – ni, inversement, de très grand politique qui, dans le secret de lui, n’ait gardé la nostalgie d’un destin littéraire possible mais manqué. Et puis une forme de courage, oh ! pas seulement le courage devant la maladie, pas ce tête-à-tête avec la mort dont nous aurons été, ces derniers temps, les témoins pétrifiés, mais cet autre courage, bien plus rare, qui appartient en propre à la politique et qui fait que sur d’autres questions essentielles (l’Europe sans doute ; mais aussi – et pêlemêle – Israël, la vigilance face au racisme, le souci des humbles, le rapprochement avec l’Allemagne) on ne le vit guère transiger.

Souvent, on a décrit François Mitterrand comme un personnage ondoyant, divers, énigmatique, dont les véritables convictions demeuraient indéchiffrables. On l’a vu en héros de Laclos, ou de Baltasar Gracian – la politique conçue, vécue, comme un des beaux-arts. C’est en partie vrai, sans doute. Mais c’est aussi, pour le coup, très injuste. Et j’ai même le sentiment que c’est l’un des points sur lesquels le jugement des historiens pourrait bien réviser en appel celui des contemporains trop pressés. Pour le meilleur et, parfois, pour le pire, François Mitterrand était un homme de convictions. Que cela plaise ou non, il ne s’est pas départi, pendant ces quatorze ans, d’une certaine vision de la France, de l’Europe, du monde et de soi. Qui sait si ce n’est pas ce qui, désormais, manquera le plus ?


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