Si mon film est autobiographique ? Évidemment non, puisque rien ne vaut, en art, le droit à l’inauthenticité, à la fable, à l’étrangeté – le droit d’être complice de ce que l’on raconte en même temps qu’éminemment, fondamentalement, ailleurs.

Le problème du négationnisme n’est pas éthique, mais ontologique. Non pas : « quelle sorte d’homme faut-il être – infâme, sans scrupules, etc. – pour nier l’existence des chambres à gaz ? » Mais : « dans quel monde faut-il que nous vivions pour que ce type de questions – si les choses existent ou non, si la réalité est bien réelle… – soient tout bonnement possibles et posées ? » De l’utilité, chaque fois que l’on peut le faire, de passer du point de vue de la morale à celui de l’ontologie.

Francis Bacon selon Sollers : le peintre contemporain qui « va droit au système nerveux ». N’en dirait-on pas autant de Sollers lui-même et de son style violent, spasmé, direct, désenchanté, libre, rieur ? Et quelle autre explication au fait que l’auteur de Portrait du joueur consacre au peintre de l’« Autoportrait à l’œil blessé »le texte le plus éclairant depuis celui de Michel Leiris ? Écrire comme l’autre peint.

Que faut-il préférer : une révolution islamiste dure, convulsive, spectaculaire – ou un renversement soft du type de celui qui vient de se produire, par les urnes, en Turquie ? Pour être franc, je n’en sais rien et ne suis pas moins inquiet de voir un tel régime s’imposer ainsi, mine de rien, sans tapage ni scandale et dans le respect, en effet, des règles constitutionnelles : à croire que ce fondamentalisme modéré, neutralisé, presque banal, commence d’entrer, à la lettre, dans les mœurs de l’époque.

Carignon retourne en prison. Sa solitude, que j’imagine. Son désespoir. Le gâchis d’une vie. Et le malaise à la lecture, dans la presse, des extraits du réquisitoire : était-ce bien aux juges d’apprécier, sur ce ton bizarrement moralisateur, les « conduites », les « attitudes », voire les « comportements » de l’accusé ? était-il bien dans leur rôle de garants de la loi, et de la loi seulement, de gloser ainsi sur « les institutions démocratiques » et « la confiance » qu’elles devraient inspirer ? et que penser enfin d’un verdict qui s’appuie, pour la sanctionner, sur l’immoralité d’un homme qui, « devant le tribunal » et « au cours des débats », aurait tenté – je cite encore – de « mettre en cause d’autres hommes politiques » au risque – je cite toujours – de « déstabiliser l’État » ? Étranges griefs. Singulière rhétorique. Par-delà l’autorité de la chose jugée, comme un parfum de lynchage, de règlement de comptes, d’expiation – une communauté politique miraculeusement blanchie par la grâce de la culpabilité d’un seul.

Publication, chez Gallimard, des Cahiers de prison de Gramsci – ce « cerveau » que les fascistes italiens voulaient « empêcher de fonctionner » pendant « vingt ans ». Un cerveau, oui, à l’état pur. Une mécanique intellectuelle en circuit fermé. Et le prodige, notamment, de cette bibliothèque invisible, sans encre ni volumes, que se forment, paraît-il, les enfermés à vie. Gramsci et ses livres imaginaires. Gramsci en héros borgésien. La littérature, la pensée, comme songe, volonté et représentation.

Le « grand politique », selon Platon : celui qui a le sens de ce qui est immortel et de ce qui ne l’est pas. Traduisez. Comparez. Et vous verrez ce qui sépare les dispositions d’aujourd’hui des vertus et estimations d’hier. Que valent un temps, et un monde, où le goût de la popularité aurait supplanté, à jamais, le désir d’immortalité ?

Avec ses perversions mal répertoriées, ses corps suppliciés et mécanisés, ses chairs couturées de cicatrices, ses sexes en lambeaux, ses scènes d’amour non seulement filmées mais vécues comme des crimes partagés, avec sa fascination pour les crashes automobiles et son érotisme de tôle froissée, le film de David Cronenberg choquera-t-il les âmes sensibles et fera-t-il l’objet du grand débat de l’été ? Si tel était le cas, si l’œuvre devait faire scandale comme elle l’a fait au festival de Cannes, cela nous en dirait moins sur elle que sur l’époque : si sage, si prude, si étrangement vouée aux démons de l’ordre moral que l’adaptation d’un roman qui, lorsqu’il parut, il y a vingt ans, passa comme une lettre à la poste de l’idéologie deleuzienne ambiante apparaît tout à coup comme une transgression majeure, un sacrilège. L’œuvre, au demeurant, est belle.

Sondage CSA-La Vie : 70 % de Français – 30 % d’électeurs lepénistes – estiment que le Front national est bien, malgré ses dénégations insistantes, un parti d’extrême droite. Comme dit Le Canard enchaîné : Jean-Marie Le Pen sera-t-il contraint de traduire en justice ses propres électeurs ?

Deux phrases, supposées flatteuses, suffisent à me rendre un interlocuteur définitivement étranger. La première : « vous connaître dans la vie, en dehors de vos livres, vous montre sous un jour tellement plus sympathique » – exactement le contraire de ce à quoi aspire un écrivain. La seconde : « bravo, et encore merci, de si bien défendre vos idées » – comme si lesdites idées avaient besoin d’être défendues, comme s’il leur fallait plaider mystérieusement coupable et comme si l’on devait, en un mot, s’excuser d’avoir à penser.


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