L’image de la semaine ? Celle, bien sûr, de Jacques Chirac pisté dans les rues de Paris, le soir de sa victoire, par un motard de France 2. Cette vitre de voiture ouverte, peut-être pour la dernière fois, sur une ville en liesse et qui lui fait fête. Cette conversation mystérieuse et très longue – ah ! comme on aimerait, à cet instant, un spécialiste de la langue des sourds capable de lire sur les lèvres et de décrypter ces mots, ces premiers mots, échangés après la victoire. Chirac sait-il qu’il est filmé ? Sait-il que la France entière, amis et ennemis confondus, l’observe au même moment, et en direct ? Mystère. Mais ce dont je suis sûr c’est qu’elle restera, cette image, au même titre que celle, il y a quatorze ans, le jour de ses adieux, de la chaise vide de Giscard – ou bien celle, quelque temps plus tard, de Mitterrand avançant, timide, un peu raide, entre les morts du Panthéon. Images des débuts. Images d’initiation. Le genre d’image à vous poursuivre le temps d’un septennat, ou d’une vie.
Cette catégorie bizarre, inventée pour les besoins de la cause, c’est-à-dire de la soirée électorale : la « société civile ». Qu’est-ce que la « société civile » ? Une manière de faire asseoir côte à côte, et pêle-mêle, derrière les politiques, sur des gradins hâtivement dressés où ils ont l’air d’assister à je ne sais quels jeux du cirque, les représentants du monde du sport, de la médecine, de la littérature, de la chanson, j’en passe. Je m’étais laissé piéger, le soir de Maastricht, par un dispositif de cette nature. Réflexe, là, de dernière minute. Refus de me prêter à cette mascarade qui fait donner à la parole de monsieur Lalanne le même poids qu’à celle de Touraine, Orsenna, d’Ormesson, Attali. Je refuse cette fausse égalité. Je récuse cette illusion de démocratie. Et je préfère, pour un soir, m’excepter de la « société civile ».
L’air défait de Jean-Marie Le Pen. Il sait, lui, qu’il a perdu et qu’il n’a finalement pas été l’arbitre de cette élection présidentielle. 15% ? Oui, bien sûr, 15%. Mais ils n’ont pas infléchi, ces 15%, la ligne des candidats. Ils ne les ont pas conduits à durcir, ni radicaliser, leur propre discours. On n’a pas entendu, pour aller à la pêche à ces 15% d’électeurs, plus de propos sur l’immigration, l’insécurité, les odeurs. Bref, la classe politique a tenu bon. Elle s’est refusée à flatter la Bête. Elle n’a même pas fait le classique distinguo entre les « méchants chefs » avec qui on ne négocie pas et le « bon peuple lepéniste » qu’il conviendrait, lui, de caresser dans le sens du poil. Le Pen sait tout cela. Il est à peine plus de vingt heures et on voit à sa mine qu’il a déjà compris que, pour la première fois, le chantage n’a pas marché et que ses électeurs n’ont, politiquement, servi à rien. Alors, il perd la tête. Il dit n’importe quoi et, donc, ce qu’il a sur le cœur. Et c’est l’incroyable diatribe sur l’origine « Israélite » des assassins dont s’était inspiré Roger Hanin pour tourner son Train d’enfer. Personne, sur le plateau, ne relève ? Normal. Il a perdu, Le Pen. Il perd la tête, parce qu’il a perdu. Et c’est, je le répète, l’un des grands événements, non seulement de la soirée, mais de l’élection. C’est à Philippe Seguin qu’il reviendra de dire la messe – et ce seront ces mots simples, si simples que, soyons francs, on les espérait depuis dix ans : nous ne sommes pas des vôtres ; nous n’avons rien à partager avec vous; il n’y pas « une » famille dont vous seriez l’extrême et dont nous serions, nous, gaullistes, l’aile raisonnable ou modérée ; nous ne partageons ni les mêmes valeurs ni, plus essentiel, le même espace.
Chirac, à nouveau. Cette image, décidément bien troublante, du nouveau président dans les rues de Paris, coincé dans les embouteillages, sans escorte. Repensé à cette phrase de Danielle Mitterrand, peu après le 10 Mai 1981 : « J’ai su que c’était gagné quand, revenant de Château-Chinon, j’ai vu que nous brûlions les feux rouges ». Eh bien là, c’est le contraire et la voiture, étrangement, s’arrête à tous les feux rouges. Humilité soudaine ? Ce n’est pas le genre. Calcul ? Ce n’est pas le moment. Les circonstances ? Le hasard ? Il n’y a, ces soirs-là, ni circonstances ni hasard. Non. Ce que cette scène a de beau, c’est qu’elle échappe à ses protagonistes et qu’elle est, en même temps, formidablement chargée de sens. S’il fallait un signe, un seul, que nous avons changé d’époque et que l’heure était venue d’entrer, quel que soit l’élu, dans l’ère d’une présidence-citoyenne, elle serait là : dans cette image d’un vainqueur qui, naturellement et, j’imagine, sans y penser, s’arrête à tous les feux rouges.
Mitterrand, justement. Dernières images de Mitterrand dans son rôle de président. Et la coïncidence providentielle qui les fait correspondre avec celles de la commémoration de la libération de l’Europe. Pétainiste, Mitterrand ? Antigaulliste ? Ce lapsus encore – mais est-ce bien un lapsus… – qui lui fait saluer le « courage » des soldats de la Wehrmacht ? Oublié, tout cela ! Effacé ! Écrasé par le rouleau compresseur de cérémonies où, de Paris à Berlin et à Moscou, il semble que les puissants du monde ne sont là que pour rendre hommage au dernier des leurs à avoir connu la guerre ! Le calendrier, c’est-à-dire le Spectacle, vote Mitterrand. On dirait qu’il n’existe, ce calendrier, que pour blanchir, et honorer, le vieux président. On croit rêver mais on assiste, oui, à ce miraculeux renversement : un homme vaincu, désavoué par les urnes et par l’Histoire, auquel tous, ou presque, promettaient une fin de règne tragique ou, simplement, sans gloire – et qui voit s’offrir la scène d’une apothéose où c’est la terre entière qui vient lui dire au revoir. Malentendu ? Sans doute. Mais allez savoir si ce n’est pas ce type de malentendus qui, parfois, scellent un destin.
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