Élections municipales en Bosnie et victoire, à Sarajevo, Tuzla, Bihac, Gorazde, Zenica, dans la plupart des villes, autrement dit, de la Bosnie dite « musulmane », de ces partis sociaux-démocrates que l’on avait crus laminés, après Dayton, par l’hystérie nationaliste ambiante. Une pensée, bien sûr, pour Alija Izetbegovic qui, s’il ne compose pas très vite avec cette opposition triomphante et s’il ne se décide donc pas à reconstituer le front de large union dont il fut, du temps de la Bosnie combattante, l’admirable incarnation, apparaîtra tôt ou tard comme le grand vaincu du moment. Mais joie en même temps, bonheur immense et presque inespéré, de voir que la vraie Bosnie, la Bosnie multiculturelle, multiethnique, citoyenne, démocratique, la Bosnie en laquelle nous sommes si nombreux à avoir cru, pour laquelle nous nous sommes mobilisés et battus pendant si longtemps et que nous avons, au fond, tant aimée, n’est pas morte avec la paix. De cette Bosnie cosmopolite, de ce « reste » de Bosnie qui résistait et résiste encore à la fièvre chauvine, raciste, des « Républiques » à majorité serbe et croate, de cette Bosnie que j’étais allé filmer, naguère, dans la boue des tranchées et les caves de Sarajevo bombardée, on a dit et répété qu’elle était une Bosnie imaginaire, une nation rêvée, une idée, une catégorie de l’âme plus que du monde, une Bosnie virtuelle. Mais que veut dire, à la fin, « virtuelle » ? N’y a-t-il pas, dans une « virtualité », autant de réalité que dans bien des « actualités » ? « Virtuel » vient de « virtus », qui lui-même veut dire « force ». Force de l’idée bosniaque. Puissance des songes dans l’Histoire.

Sur France 2, avec Alain Duhamel qui m’oppose une déclaration passionnée de Simone Veil, l’éternel débat, non pas sur la « singularité », mais sur la « comparabilité » de la Shoah. Ce débat, lui dis-je en substance, tourne à la rhétorique et peut-être faudrait-il, une bonne fois, essayer d’en finir avec ce qu’il peut avoir de mécanique, incantatoire, un peu vain. Car, après tout, pourquoi les deux idées (une Shoah unique, radicalement singulière… une Shoah historique éminemment comparable…) seraient-elles antinomiques ? Au nom de quelle étrange logique « comparer » signifierait-il nécessairement confondre, mélanger, réduire les différences, les aplatir ? Et depuis quand le fait de mettre en rapport deux événements distincts (la destruction des Juifs d’Europe d’un côté… la déportation des Tchétchènes par Staline de l’autre…) condamnerait-il à gommer ce qu’ils ont de spécifique et, donc, à les identifier ? Oui, la Shoah fut, par ses méthodes, ses visées, ainsi que par ce goût du mal pour le mal que l’on devine chez ses auteurs, un événement sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Non, il n’est pas interdit pour autant de comparer cet événement sans pareil à d’autres événements, d’autres grands crimes, d’autres génocides – à commencer par le génocide cambodgien ou celui perpétré, en 1994, dans le silence des nations ou, parfois, avec leur complicité, contre les Tutsis du Rwanda. Peut-être ne l’ai-je pas dit assez clairement à Duhamel, dans le feu de la parole vive. Mais l’enjeu est bien là. Plaider pour une « comparaison » qui retrouverait son vrai sens : faire ressortir, entre deux crimes, ce qu’il y a de différent en même temps que ce qu’il peut y avoir de semblable ou de parent.

Affrontement, au « Gai savoir » de Franz-Olivier Giesbert, entre un Gilbert Collard verbeux, un peu confus, qui semblait tenir à nous dire que le courage des Tiberi valait, à ses yeux, celui des Tchétchènes, et André Glucksmann, venu présenter sa Troisième mort de Dieu, et que l’on sentait sur le point d’exploser face aux provocations de l’avocat. Nous ne sommes pas, André Glucksmann et moi, ce qu’il est convenu d’appeler des amis. Mais le temps, n’est-ce pas… Les vingt et quelques années écoulées depuis l’époque des « nouveaux philosophes » et notre participation conjointe à un mémorable « Apostrophes »… Tant de combats communs… Tant de réflexes partagés… Ce sentiment, si souvent, de savoir par avance, sans se voir ni se parler, comment l’autre réagira… Et, aujourd’hui, ce nouveau livre auquel on ne fait pas, dans la presse, toute la place qu’il mériterait et qui raconte la troisième mort, non plus sur la Croix, ni dans les textes de Nietzsche ou de Dostoïevski, mais dans les charniers de Tchétchénie, du Dieu d’amour juif et chrétien… De ce Glucksmann-là, de cet antitotalitaire acharné, de ce furieux que l’on dirait perpétuellement en transit entre deux indignations mais qui est aussi capable, dans son prologue, de rapporter pour la énième fois, avec une émotion inentamée, la scène des corps éventrés de Baïnem, en Algérie, dont on a transformé les viscères en guirlandes, de cet enragé à la fois imprévisible et têtu, ombrageux et boudeur, de cet imprécateur qui semble l’un des derniers spécimens de ce que notre ami commun Maurice Clavel appelait le « grand ton » en philosophie, je reste, au fond, solidaire. C’est de lui que je me suis tout à coup senti si proche devant mon poste de télévision, en le voyant suffoquer face à une mauvaise foi, une bêtise à front de taureau, un Niagara de clichés si poisseux que nul n’en sortait indemne. Sa rage blanche, ce soir-là : le parfum le plus fidèle de notre jeunesse.


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