Le peuple de gauche face à Lionel Jospin. On ne « rêve » plus, comme en 1981. Je ne suis même pas certain que l’on « revendique », comme au temps de Mitterrand deuxième manière. Non. Au nouveau Premier ministre, on s’adresse de manière soudain plus prosaïque : « voilà ce que tu as promis – ces promesses que tu as faites, il faut maintenant les tenir ». Et le chef du gouvernement s’aviserait-il de se dédire, s’aventurerait-il à protester : « j’ai promis en effet ; mais un peu vite ; c’était le feu de la campagne », qu’on s’obstinerait sur le même ton, avec la même tranquille et impitoyable fermeté : « fallait pas promettre, maintenant que tu as promis, il faut t’exécuter ». Religion de la promesse. Les promesses, rien que les promesses. Et entre gouvernants et gouvernés une sorte de pacte, de contrat social renoué qui est la nouveauté de ce début de quinquennat. Un pessimiste dira : l’héritage pervers du chiraquisme et de ses engagements déçus – comme si Chirac, en faisant à Jospin cadeau de son pouvoir, lui avait offert le poison qui va avec. Les optimistes : une opinion qui devient adulte et qui, en s’ajustant sur le parler-vrai jospinien, accepte elle-même les lois, toutes les lois, du dialogue citoyen – mais gare, alors, à Vilvorde et au rendez-vous des sept cent mille emplois.

Biographie de Raymond Roussel par Jean-Michel Caradec’h, chez Fayard. La vraie question, quand un écrivain se tait, s’excepte du commerce des semblables, c’est : « Que tait-on quand on se tait ? sur quoi fait-on silence ? » Dans le cas de Roussel, le bilan est évidemment magnifique. Mais, à côté de lui, tant de petits silencieux dont on ne peut s’empêcher de songer, lorsqu’ils passent enfin aux aveux : « Ce n’était donc que cela ? ils n’avaient que cela à taire et, maintenant, à révéler ? »

D’où vient que le film de Roger Hanin m’ait ému ? L’amitié sans doute, que j’aurais bien tort de cacher. Le jeu de Sophia Loren. Celui de l’enfant. Mais aussi ce détail dont se gausse un critique, ce matin, et que je trouve, moi, précisément très bouleversant. L’affiche ne dit pas « un film » mais « le » film de Roger Hanin. Comme si Roger s’y était, en effet, mis tout entier. Comme s’il avait, avec Soleil, comme Pagnol avec La gloire de mon père ou Cohen avec Le livre de ma mère, réalisé, toutes proportions gardées, l’œuvre de sa vie – après quoi on peut se taire, disparaître, faire autre chose. Ces œuvres-là ont une puissance toujours sidérante. Elles convoquent l’émotion. Elles forcent le respect. Y résister ? À quoi bon…

On n’a jamais tant entendu Denis Tillinac que depuis que son champion a perdu. Je l’observe. Je lis, dans Le Monde, sa chronique d’une défaite annoncée. Et je me demande s’il ne serait pas en train de devenir, toutes proportions gardées là aussi, le Régis Debray de la droite vaincue. Procès rituel des élites. Confusion de la sociologie et de la politique. L’Etat contre la société et le culte d’une politique réduite à la pure incantation. La même religion, un peu boy-scout, d’une fidélité qui, soit dit en passant, comme le notait Pivot dans sa chronique du Journal du dimanche, n’est pas allée jusqu’à donner au président défait la primeur d’analyses formées, nous dit-on, depuis deux ans. Le peuple saint, dévoyé par de mauvais bergers. La douteuse idée d’une France qui ne se réforme pas, mais qui s’exalte. Et puis, surtout, la même inimitable manière de carburer à la déception bourrue : « j’y ai cru, j’ai été trahi, je ne regrette rien ». Tillinac est à Chirac ce que fut Debray à Mitterrand. Il aurait tort de s’offusquer de la comparaison : dans mon esprit, elle est flatteuse.

Jospin, dans l’affaire de l’Europe, jouait quitte ou double. Ou bien son attitude était interprétée comme le signe d’un recul, d’une réticence – et les sceptiques de tous les pays, à commencer par les Allemands, s’engouffraient aussitôt dans la brèche. Ou bien ils étaient sensibles à la force de la « vertu tranquille » et, non seulement rien ne se perdait, mais, en augmentant le « pacte de stabilité » du « volet social » réclamé, on apportait à l’idée européenne l’infléchissement que l’on attend depuis des années. C’est, ce jeudi, cette seconde hypothèse qui prévaut. Auquel cas MM. Strauss-Kahn et Jospin auront fait, une fois de plus, la preuve que l’audace, en politique, est la vertu qui paie ; un mot, un coup de force, un risque calculé – et c’est peut-être l’Europe sociale qui sort des limbes et balbutie.

À un auditoire catalan, plutôt nationaliste, j’explique : « l’Europe, c’est comme l’érotisme selon Bataille ; on transgresse les frontières, bien entendu ; mais quand on transgresse une frontière, on la nie moins qu’on ne la réaffirme – on la traverse et, dans le même mouvement, on la confirme ». Et encore : « le passage à l’Europe, c’est comme la traduction selon Larbaud dans son Saint Jérôme ; on passe d’une langue à l’autre, sans doute ; on enfreint la sacro-sainte limite de la langue finie et fermée ; mais c’est le moyen de la corrompre et, donc, de l’enrichir ». Mon programme européen ? Bataille, plus Larbaud.

Claude Lanzmann – au Monde, toujours – à l’occasion de la reprogrammation de Shoah au Cinéma des cinéastes : « face à la Shoah, il y a une obscénité absolue du projet de comprendre ; ne pas comprendre ». L’idée peut surprendre. C’est pourtant celle de toutes les grandes philosophies face à l’énigme du mal absolu. Expliquer le Mal, le comprendre, c’est l’intégrer dans une chaîne de raisons qui vont, de proche en proche, le rendre logique, puis nécessaire, puis naturel et, finalement, banal. La philosophie refuse de comprendre car, en comprenant, elle banalise.


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