Retour des communistes en Hongrie. Les gens ont l’air surpris. C’est le contraire, moi, qui m’eût étonné. Car enfin soyons sérieux. L’Allemagne a mis cinquante ans à faire le deuil de douze ans de nazisme. L’Europe centrale allait-elle, en cinq ans, liquider cinquante ans de stalinisme ? Naïveté, avec le recul, de notre béatitude d’hier. Sottise de ceux qui, en 1989, nous annonçaient la fin de l’Histoire. Lisez plutôt, de Stefan Heym, Chronique du roi David

Un qui n’y croyait pas, à la fin de l’Histoire : mon maître Louis Althusser – dont je salue, au passage, l’édition des Entretiens avec Fernando Navarro dans la collection « l’infini », dirigée par Philippe Sollers. Il faut lire ces textes. Il faut relire Althusser. Oh ! Pas à cause du Capital, bien sûr ! Mais à cause de lui. Vraiment de lui. Et parce que nous n’en avons pas tant que cela, des maîtres qui donnent à penser contre toutes les eschatologies – eussent-elles le souriant visage de l’utopie démocratique. Et si c’était cela qu’il voulait dire quand il parlait d’« antihumanisme théorique » ? Et si c’était le sens des formules célèbres, et obscures, sur le « procès sans sujet » ? Althusser ou l’impossible fin de l’Histoire.

Un mot sur cette rencontre Althusser-Sollers. Ça devrait surprendre, là, pour le coup. Il devrait y avoir des gens pour dire : rien n’est plus saugrenu que de voir les derniers mots de la bouche d’ombre althussérienne recueillis par l’auteur du Secret – cet « ex-maoïste » dont Paris ne sait trop s’il s’est « reconverti » (sic) dans le « papisme », le « voltairianisme » ou, carrément, le « libertinage ». L’effet, en tout cas, est là. C’est un Althusser dépoussiéré. Sans dogmes ni corset. Un Althusser dont on découvre (il était temps !) qu’il était, lui aussi, un écrivain. Supposons le malin – ou le bon – génie qui a présidé à la rencontre. Je l’imagine assez bien, disant : « Laissez vivre Althusser ! laissez-le, fût-ce à titre posthume, vivre enfin sa vie de grand écrivain » – ou bien scandant, à la mode d’autrefois, quelque chose comme : « Li-bé-rez Al-thus-ser ! »

Retour à Paris de Zlatko Dizdarevic, l’âme d’Oslobodjene, ce journal de Sarajevo qui n’aura jamais cessé de paraître pendant toute la durée de la guerre et qui résume à lui seul la résistance intellectuelle des Bosniaques. Il nous revient avec un livre, lui aussi. Un grand beau livre de colère qui s’intitule Portraits de Sarajevo et que je me surprends à feuilleter, puis à lire, comme on parcourt un paysage familier. Hommes et femmes dans la guerre. Figures de la résistance. Courage, au quotidien, d’un peuple qui ne veut pas mourir. Portrait de Jovan Divjak, ce général-courage qui est aussi un héros de mon film et que je retrouve ici, tel que la littérature le ressuscite. Fiction ? Vérité ?

Je le vois bien, maintenant, le point de résistance à Bosna ! : ce seront ces séquences de la guerre d’Espagne, de la Résistance, du ghetto de Varsovie, que je mets en vis-à-vis des images du martyre bosniaque. Elles sont essentielles, pourtant, ces séquences. Elles font corps avec le film. Car pourquoi la mémoire, si ce n’est pour servir au présent ? Pourquoi tant d’opiniâtreté à cultiver, préserver, le souvenir, si ce n’est pour, à son échelle, mesurer les tragédies du moment ? Une fois de plus, Daney : à quoi bon honorer le souvenir de la Shoah s’il n’offre pas à l’humanité « la métaphore de ce dont elle fut et reste capable » ?

Long chapitre, dans le livre de Daney, sur ce fameux « travelling de kapo » qui avait tant indigné Rivette et qui, pour la « nouvelle vague », était l’exemple même de ce mauvais « esthétisme » dont il fallait se garder. Lu, en regard, Esquisse d’une psychologie du cinéma, ce texte de Malraux que je ne connaissais pas et que rééditent Gallimard et la FNAC. La légende veut, dit l’auteur, que Griffith ait été éperdument ému, un jour, par la beauté d’une actrice en train de jouer dans un de ses films. Il fit tout pour reproduire l’effet. Tout, aussi, pour le grossir. Il tourna, et retourna, la scène – mais de plus en plus près, afin de mieux fixer l’instant béni. Et c’est ainsi, par amour donc, qu’il inventa le gros plan, le découpage, voire le montage. Je ne sais si la légende est vraie. Mais je sais que, pour le coup, elle est vraiment du Malraux.

Perplexité des chancelleries. Les preneurs d’otages serbes ne réclament pas de rançon – ils ont leurs onze détenus mais, au mépris de toute logique, n’exigent apparemment rien en échange. La clef de l’énigme ? Ils ont compris l’essentiel. Et s’ils n’exigent rien c’est qu’ils attendent tout de ce que nous leur offrons sans qu’ils aient à le demander : des images de ce « procès » qu’ils nous annoncent, dont nos télévisions se disputeront la « couverture » et qui vaudra, ipso facto, « reconnaissance » de leur justice et de leur État. Violence et images. Terreur et spectacle. Des Brigades rouges à Karadzic, toujours la même logique – spectaculaire – du terrorisme.


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