Je suis allé au Kosovo il y a sept ans, au tout début de la guerre de Yougoslavie. Je me souviens d’une terre exsangue. Je me souviens de visages craintifs ou, parfois, plus farouches. Je me souviens d’une capitale – Pristina – que l’on sentait, déjà, au bord de l’insurrection. Je me souviens d’un intellectuel – Ibrahim Rugova – qui était le Vaclav Havel du lieu et qui me raconta, d’une voix douce, le martyre des Kosovars humiliés, emprisonnés, torturés, ou même massacrés par une minorité serbe qui, depuis des décennies, se conduisait, à l’intérieur de l’ensemble yougoslave, comme une véritable puissance coloniale. Je me souviens m’être rendu à Pec, à trente kilomètres de Pristina, dans un monastère magnifique, siège du patriarcat de l’Église orthodoxe où nous sommes tombés – Thierry de Beaucé, l’ambassadeur Wynaendts et moi – sur un quarteron de prêtres étranges, fous de Dieu et de la Grande Serbie, qui, la Bible dans une main et le flingue sous la soutane, se lancèrent dans une reconstitution démente, parfaitement fantaisiste, de l’histoire millénaire des Slaves du Sud d’où il ressortait que le Kosovo était le vrai « berceau » de la nation serbe ; que les Albanais qui y vivent aujourd’hui sont un peuple « rapporté » ; qu’ils ont beau constituer quatre-vingt-dix pour cent de sa population totale, ils n’en sont pas moins, au regard de la « mémoire » et de l’« esprit », une sorte de « minorité » ; et que la seule manière, pour cette « majorité de fait », de redevenir cette « minorité de droit », c’est, au choix, l’« expulsion » ou le « massacre ». Sept ans, oui. Si j’évoque cet épisode, c’est pour rappeler – me rappeler – à quel point l’explosion était prévisible, à quel point elle était inscrite dans la logique même de l’idéologie grand-serbe – à quel point le sort du Kosovo était, dès le premier jour, plus encore que celui de la Croatie ou de la Bosnie, le souci des nationalistes de Belgrade, leur obsession, leur but ultime : le premier et le dernier acte de la tragédie yougoslave.

Aujourd’hui, donc, nous y sommes. Cette guerre programmée est commencée. Les massacres promis, par avance légitimés par cette débauche de mémoire malade, truquée, hypertrophiée, dont les moines de Pec m’avaient donné l’exemple, sont à l’ordre du jour. Et l’on peut à nouveau, sans risque de se tromper, prévoir ce qui risque de se passer si la communauté internationale ne bouge pas – si elle persévère dans l’aveuglement, la politique à courte vue, la lâcheté. Les groupes paramilitaires d’Arkan redoubleront d’arrogance et de violence. Comme au début de la guerre de Croatie et de Bosnie, et selon un scénario parfaitement rodé, ils multiplieront les provocations auxquelles répondront les expéditions punitives les plus féroces. Les Kosovars, poussés à bout, finiront par descendre dans la rue. Les forces serbes, chauffées à blanc, finiront par tirer dans le tas. Comme en 1981, au moment du printemps démocratique de Pristina, il y aura non plus des dizaines mais des centaines, peut-être des milliers de morts, dans les rues de Kosovo Polje, de Pec ou de Drenica. Les civils, sans défense, plus démunis encore que les Bosniaques, fuiront, à travers la plaine, vers les frontières de la Macédoine et de l’Albanie. En Macédoine justement, mais aussi au Monténégro et, bien entendu, à Tirana, ces « Kurdes de l’Europe » que sont les Albanais serreront plus que jamais les rangs autour de leurs frères assassinés – déclenchant, jusqu’en Grèce et en Turquie, une série de réactions en chaîne sans précédent, sur le continent, depuis la Seconde Guerre mondiale. Apocalypse ? Non. Effet, rigoureusement prévisible, d’une folie nationaliste qui, depuis le discours au Champ des Merles, n’a, je le répète, jamais fait mystère de son objectif. Il faut écouter les dictateurs. Ils annoncent toujours ce qu’ils vont faire. Ainsi Milosevic, cet autre Saddam Hussein, qui a toujours annoncé qu’il était prêt, pour récupérer le « berceau de la Serbie », à déstabiliser l’Europe.

Si telle est la situation, et si tel est le risque, que peut-on faire ? D’abord, bien sûr, arrêter le massacre. Pour cela, pour enrayer la mécanique de cette purification ethnique nouvelle manière, il faut obtenir l’envoi d’une force d’interposition, civile ou militaire, qui aura pour principal mérite de briser le huis clos des tueurs et des futurs tués. Il faut soutenir Rugova, autrement dit, puisque cette ingérence des regards et des consciences, cette internationalisation douce, est sa revendication depuis des années. Il faut le soutenir, aussi, parce que ce leader charismatique est un démocrate impeccable, théoricien d’un idéal citoyen étranger aux mythologies racistes du sang, du sol, etc. Il faut le renforcer, oui, le sanctuariser, peut-être le faire venir à Paris, parce que ce résistant, cet homme qui incarne l’identité « nationale » du Kosovo a su ne pas céder à la haine, ni appeler à la vengeance – et parce qu’il demeure donc (mais pour combien de temps ?) le meilleur et dernier rempart à une hystérie nationaliste « grand-albanaise » dont le triomphe serait un désastre. Et puis, enfin, il ne faut pas oublier que ce que l’on appelle, dans les chancelleries, la « question du Kosovo » est, avant tout, une « question serbe » : cette question qui a nom Milosevic et dont la fonction, presque la nature, seront, jusqu’au bout, de mettre les Balkans à feu et à sang. La clé de la crise est à Belgrade. Tant que l’on ne se décidera pas à traduire le maître de Belgrade devant le Tribunal pénal international, le problème restera insoluble et l’Europe sera en danger.


Autres contenus sur ces thèmes