Pourquoi l’interdiction du Front national est-elle une mauvaise idée ? Parce que, à la fin des fins, le fonds de commerce du Front n’est ni l’immigration, ni l’insécurité, ni même l’inégalité entre les races – mais, bien avant cela, en amont de ces thématiques « locales », l’incroyable prétention à être le seul parti qui, sur ces questions et quelques autres, ose dire la vérité. « Il y a des tabous, dit en substance Le Pen. Des zones de silence et de non-dit. Il y a des problèmes qu’il faut éviter de soulever sous peine de se mettre au ban de l’établissement. Eh bien, je les pose, moi, ces problèmes. Je brise la loi du silence. Et c’est pourquoi les tenants de la langue de bois veulent à tout prix me censurer, me diaboliser ou m’interdire. » Le raisonnement est infâme. Mais il est, hélas, efficace. Et c’est lui qu’en bannissant son parti l’on viendrait automatiquement renforcer – c’est son argument central (celui d’une parole crue, donc périlleuse pour les bien-pensants) que l’on accréditerait. Interdire Le Pen ? La tentation est grande. Mais il faut y résister. Ce serait lui offrir l’illustration même de son fantasme. Ce serait, proprement, lui donner raison.

Bruxelles toujours. La presse, les journaux télévisés, les gens ne parlent que de l’affaire Dutroux ainsi que de cet ex-ministre accusé d’avoir, il y a cinq ans, commandité l’assassinat d’un de ses collègues. Étrange spectacle que celui de ce pays ébranlé, déstabilisé, dévasté par deux faits divers assurément énormes mais qui restent des faits divers. On connaissait les révolutions dures et douces. De rue et de palais. On connaissait les révolutions violentes et les révolutions de velours. Voici cette variante inédite, mais bien à l’image de l’esprit du temps : la révolution par le fait divers, la dissolution dans le fait de société – une série de crimes crapuleux et hop ! c’est tout un pays qui découvre l’envers de son histoire, la face noire de son lien social. C’était un pays normal, avant. C’était un pays qui tenait debout. Surgissent deux affaires de mœurs et il s’avise qu’il avait la justice la plus corrompue d’Europe, la police la plus impuissante, les institutions les plus branlantes et les moins légitimes – il découvre qu’il n’avait plus d’État du tout et reposait sur le néant. Comment un pays s’effondre. Comment une société implose. Leçon, bien sûr, pour les voisins.

Le seul argument sérieux des partisans de l’interdiction du Front national : le précédent du boulangisme, qui était l’ancêtre du lepénisme et fut bel et bien liquidé le jour, en 1889, de la dissolution de la Ligue des patriotes. Deux choses, pourtant, que l’on oublie de préciser. La première : le boulangisme était déjà très affaibli et non, comme son héritier d’aujourd’hui, encore en phase ascendante. La seconde : si l’interdiction sut alors briser le mouvement, si les matamores qui, la veille, faisaient trembler la République ont sombré dans le ridicule puis, du jour au lendemain, dans l’oubli, ils ont tout de même laissé derrière eux cette bombe à retardement que sera « l’affaire Dreyfus ». « La revanche de Boulanger », a peut-être pensé le capitaine quand il a vu se dresser contre lui cette France de la rancune à qui l’on venait de retirer sa forme d’expression. Mon autre crainte donc : si d’aventure nous recommencions et mettions hors la loi un parti dont on ne dissoudra pour autant ni les militants ni les électeurs, bref, si nous tirions toutes les conclusions du fait que Jean-Marie Le Pen est en effet un ligueur antidémocrate et factieux, nous prendrions le risque d’un refoulement du même calibre. Combattre Le Pen sans merci, bien sûr ; récolter la guerre civile, surtout pas. Lui fermer les portes du Parlement, pourquoi pas ; lui ouvrir celles de la rue, sûrement non. Le danger est là. L’on aimerait être certain que l’on en prend, partout, la mesure.

L’événement culturel de la semaine aura été sans conteste l’attribution, à Venise, du prix de la meilleure actrice à une enfant. La qualité du film – remarquable – n’est pas une cause. Non plus d’ailleurs que le charme, la grâce, voire la justesse de ton de l’enfant. Mais une chose est la grâce – une autre l’art. Une chose est le ton, voire le don – une autre ce métier, cette technique, ce mixte de mémoire et d’invention qui font la voix d’un acteur. En sorte qu’en mélangeant tout, en confondant l’interprétation d’un rôle avec le naturel d’une fillette qui s’est contentée d’être ce qu’elle était, le jury de Venise ne s’est pas seulement couvert de ridicule, il a commis une mauvaise action. Abaissement de l’acteur. Déni de son métier. Et, au bout du compte, une confusion des genres au moins aussi périlleuse, car beaucoup plus consensuelle, que celle qui, au même moment, nous présentait Bernard Tapie comme l’égal de Raimu ou de Gabin : ah ! cette fameuse « unanimité » dont on nous aura rebattu les oreilles dans les heures et les jours qui suivirent le palmarès ! au nom de quoi ? par quel miracle ? et y a-t-il un comédien, si grand soit-il, susceptible de provoquer pareil armistice des goûts et des passions ? Gare à la religion de l’enfance. Gare aux pâmoisons devant la sainteté de l’enfant, messie des sociétés, sauveur d’un genre en perdition. Pureté dangereuse. Démagogie des bons sentiments. En vagissant en chœur devant les mérites de son enfant-roi, en oubliant que l’enfance est, comme disait Descartes, le moment de la vie où l’entendement est « soumis au corps », donc « condamné à l’erreur » et, bien sûr, à l’apprentissage, le jury en question nous a moins renseignés sur le film que sur le moment : triomphe d’un infantilisme qui est, comme chacun sait, la maladie sénile des sociétés.


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