Mallarmé racontant (Lettres à Cazalis) avoir assisté, un soir, dans un « music-hall » londonien, à ce spectacle « extraordinaire » : un couple, juste un couple, qui, « sans drame ni vaudeville », sans « argument » ni même « action », venait « vivre sa soirée en public ». Et Valéry qui, ayant entendu l’histoire lors d’un des mardis de la rue de Rome, se met à rêver d’un film qu’il tournerait lui-même et qui ne ferait qu’enregistrer les faits et gestes de gens ordinaires. L’ancêtre du « Loft » ? Le brouillon de « L’île de la tentation » ?

Sur la Turquie, Giscard a conjoncturellement raison : comment imaginer, en effet, que puisse entrer dans l’Europe un pays dont le chef de gouvernement accepte que ses propres filles, ou sa femme, portent le voile ? Sur le fond, en revanche, sur la question de l’identité culturelle et spirituelle de cette Europe en formation, sur le rôle, notamment, qu’y a historiquement tenu l’islam et qu’il devra donc, qu’on le veuille ou non, y tenir encore demain, le moins que l’on puisse dire est qu’il y a débat, et que ledit débat a été un peu vite esquivé. Oui au refus de l’islamisme intégriste, même « modéré ». Non à l’idée, dangereuse, d’« Europe chrétienne ».

Quand un ténor de la nouvelle gauche nous refait, à Florence, le coup de la responsabilité des nantis dans les malheurs qui les frappent (World Trade Center, etc.), quand un refondateur communiste nous ressort l’argument des Américains qui, avec leur arrogance, ont «bien cherché» ce qui leur arrive, comment ne pas voir là une nouvelle version du « s’il t’arrive malheur, c’est que tu as péché » ? comment ne pas y voir la forme laïque du vieux réflexe providentialiste qui, derrière une souffrance, voit toujours un homme qui a fauté ? Il y a des intégristes athées.

François Hollande, à Florence, face à des représentants de cette nouvelle gauche antimondialiste qui veut, quoi qu’elle en dise, la mort du socialisme qu’il veut incarner. Sa silhouette légèrement empruntée. Son air un peu trop attentif. Cette veste bizarre, sans doute un peu grande, qui lui donne l’air plus en visite qu’il ne faudrait. On croirait le jeune Proust au mariage de son frère Robert, raconté par la princesse Bibesco : on croirait Proust, oui, « avalé par une pelisse trop large qu’il n’ôtait pas » et qui lui donnait l’air d’être « venu avec son cercueil ».

Les tueurs de Bali ne sortaient pas de Bagdad mais des zones tribales pakistanaises. C’est l’esprit de la communication de Lionel Jospin lors de je ne sais quel colloque américain où il est réapparu. La presse, boudeuse, juge le message « léger ». Je trouve, moi, au contraire, que tout est dit. Je trouve que, comme Clinton il y a quelques semaines, Jospin, en une phrase, a dit la bonne raison de se méfier de cette perspective de guerre en Irak. Et si Saddam était un leurre ? Et si ce leurre, comme tous les leurres, nous aveuglait sur la réalité de la menace et, donc, du front où elle se déploie ?

Enfant, j’ai infiniment rêvé sur les grands aviateurs du passé. Les héros de la RAF. Romain Gary en Angleterre. Les mitrailleurs de L’Espoir. Malraux, encore, parti avec Corniglion Molinier, à bord du Farman 190 de Paul-Louis Weiller, chercher, dans les sables du Yémen, les vestiges de la reine de Saba. Et puis, bien avant tout cela, un album dont je suis incapable de retrouver le titre – je me souviens d’une couverture sépia avec une photo de Guynemer, debout, près de sa carlingue, et, à l’intérieur, une galerie de portraits de pilotes en archanges de la modernité naissante : Guynemer, donc ; Hélène Boucher ; Navarre et son avion rouge ; Dorme, l’aviateur à la jambe de bois ; Nungesser et sa mâchoire artificielle ; Noguès ; Védrines, l’as des missions spéciales ; et, emmitouflé dans son blouson, casque et lunettes plaqués sur la tête, l’écharpe au vent de l’hélice, sans pare-brise, l’inventeur du mitraillage entre les pales de l’hélice ennemie, le grand Roland Garros… C’est tout cela qui me revient avec le livre que les frères Poivre d’Arvor consacrent aux pionniers de l’Aéropostale (Courriers de nuit, éditions Place des Victoires). Une brusque bouffée de mémoire. Un paquet d’héroïsme et de roman. Une plongée, pour moi, aux sources de tout un imaginaire poétique et politique. Le président de la République le trouve « mondain ». La presse se gausse de sa « silhouette de garçon d’honneur ». Ses collègues au gouvernement lui trouvent, tout à coup, « trop bonne mine ». Et voilà que son livre lui-même, ce « Qu’est-ce qu’une vie réussie », écrit comme une méditation à l’ancienne sur la question de la « vie bonne », serait pris au premier degré par un monde enseignant quotidiennement confronté, lui, aux gâchis des vies abîmées par une Université en perdition. Je ne vais certes pas ici « voler au secours » d’un ministre-philosophe qui se défendra très bien tout seul. Mais face à tant de légèreté, face à cette opinion capricieuse qui brûle une fois de plus ce que, la veille encore, elle encensait, face à ce nouveau procès d’intention aussi injuste qu’inutile, j’ai quand même envie de dire : halte au feu ! qu’on laisse, d’abord, travailler Ferry !


Autres contenus sur ces thèmes