Une biographie de Jacques Rivière. Il fallait oser. Et sans doute fallait-il, pour oser, c’est-à-dire pour restituer à ce second rôle le premier rang qui fut le sien dans l’épiphanie du siècle, le biographe des plus grands, ou le plus grand des biographes, je veux dire Jean Lacouture (dont le tableau de chasse alignait plutôt, jusqu’ici, des personnages du calibre de Malraux, Blum, Mendès France ou de Gaulle). Rivière, donc. Rivière l’éditeur. Rivière le passeur. Rivière l’obscur, le presque clandestin. Rivière, l’intercesseur de génie qui fut, jusqu’à sa mort, l’animateur de la NRF et l’accoucheur, à ce titre, des textes majeurs d’une époque qui, comme on sait, n’en manqua guère. Écrivain sans œuvre ? Oui et non. Car il y a une œuvre de Rivière. Mais secrète. Dissoute dans les œuvres qu’il éditait. Passée, tout entière, dans d’autres livres – qu’il soufflait, mais sans les écrire. Ce choix – qui est, au fond, tout l’objet de l’enquête : naviguer, sa vie durant, sous le pavillon d’autrui.

Imperturbable, Gallimard poursuit la publication des Cahiers de Valéry. Un journal ? Non. Plus qu’un journal. Ou, en tout cas, bien autre chose. On y trouve des calculs mathématiques. Des diagrammes et des équations. Une théorie de la connaissance. Des fragments de pensée. Des idées de phrase. Des faux poèmes. Des réflexions, énigmatiques, sur le fil des jours et de leurs travaux. Des ébauches de recherche. Des assertions. Un mot, parfois. Un demi-mot. Des éclats aussi, des moments de ferveur ou d’enthousiasme – mais pour dire : « Je sens avec délices que je pense ». Bref la chronique d’un esprit. Le roman d’une intelligence en train de fonctionner. Un journal, si l’on y tient. Mais le plus impudique de tous. Celui que, d’habitude, les écrivains se gardent de tenir et, encore moins, de publier. Leur vrai journal intime – bien plus intime que celui de ces ébats, émois, effrois ou affects qu’ils feignent de confier alors qu’ils n’ont, bien souvent, que le poids des ombres ou des leurres. Le journal de leur pensée, en somme. Le journal d’une âme, oui, saisie en plein exercice de pensée.

Édition toujours. C’est un classique chez les éditeurs : un livre peut-il, de nos jours, passer totalement inaperçu (et quand ils disent « de nos jours », ils pensent à cette abondance de critiques, cette accumulation de media en tous genres, cette multiplication des filtres et des cribles, cette circulation accélérée des textes et des messages, bref, ce brassage généralisé, et constant, qui est le propre de l’époque et devrait nous prémunir, en principe, contre le risque de voir un texte passer au travers du système) ? Eh bien la réponse est oui. Et j’en veux pour preuve – la dernière en date – un curieux petit texte signé Olivier-René Veillon et intitulé La Poussière de Rome. C’est un long monologue imaginaire de Poussin. C’est un bel exercice d’admiration littéraire. C’est une rencontre, assez rare, entre littérature et peinture. Or il a trouvé éditeur (encore que cet éditeur, Deyrolle, me soit lui-même inconnu). Mais sans que cette publication éveille, jusqu’ici (et que je sache), grand écho. Il a fallu « l’événement Poussin » pour que je m’avise de son existence. Ces quelques mots suffiront-ils à susciter d’autres commentaires, ailleurs – plus éloquents ?

Édition, encore. Un jour un éditeur – je crois que c’était Charpentier – voulut illustrer un livre de Flaubert. Réponse épouvantée de Flaubert : « L’illustration est anti-littéraire ». Et, plus tard, ou plus loin : « Vous voulez que le premier imbécile venu dessine ce que je me suis, justement, tué à ne pas montrer ? » Cette phrase, cette colère, comment n’y pas songer à l’heure où il est à nouveau question d’adapter un de mes romans pour essayer d’en faire un film. Une seule issue : choisir son adaptateur. Et une autre : accepter, que dis-je ? souhaiter, non pas une impossible fidélité, mais une trahison réglée : une autre œuvre, vraiment une autre, qui procéderait de la première et, sans l’effacer, en sortirait. Un contre-exemple – ou la preuve, en tout cas, que la chose est plus facile à dire qu’à faire ou accepter : la détresse de Raphaëlle Billetdoux quand un cinéaste, dont je préfère oublier le nom, prétendit « faire sortir » une « autre » œuvre d’un de ses romans…

Nous avons, Raphaëlle et moi, le même éditeur (Jean-Claude Fasquelle). Et cela devrait, en principe, m’interdire d’écrire le bien que je pense de Mélanie dans un vent terrible, son dernier livre. Me permettra-t-on, néanmoins, de souligner la singularité – extrême – de son parcours ? Cette écriture qui s’épure. Ce huis- clos qui se resserre. Cette jeune femme qui, naguère, disait ne pouvoir raconter que les émois du corps, la couleur d’un ciel, le parfum d’une terre ou d’une chair, les cris étouffés d’une amante, la clameur des sentiments, leur profusion – et qui, de livre en livre, et jusqu’à celui-ci, semble prendre le parti inverse et nous donner une littérature de plus en plus intelligente. Il y avait « la vie », disait-elle – dont elle faisait sa proie ; et il y avait l’intelligence du monde – qui n’était que l’ombre du reste, et à laquelle elle se déclarait, non sans coquetterie, indifférente. Vingt ans après, changement de programme. Elle lâche, à la lettre, la proie pour l’ombre et nous donne, elle aussi, un voyage dans une âme qui est – mais je n’en dirai pas plus – le plus palpitant, et le plus déroutant, des romans.


Autres contenus sur ces thèmes