Après Bérégovoy, Grossouvre. Les morts du président. Ses suicidés. Cet effrayant cortège d’ombres, qui donne à cette fin de règne une si lugubre coloration. De Gaulle eut plus de chance. Il eut l’esprit de mourir avant et de laisser à ses compagnons loisir de porter son deuil. Lui, Mitterrand, fait l’inverse. Il est, là aussi, l’anti-de Gaulle. Car il survit à sa fratrie. Il la voit, sous ses yeux, disparaître. Cet homme hanté par la mort, ce président qui inaugura son premier septennat, au Panthéon, dans une crypte, achève le second dans les chapelles ardentes et les cimetières. C’est comme un père qui survivrait à ses fils. C’est un repas totémique à l’envers où il reviendrait au Père de triompher de son engeance. Son chagrin, que l’on devine. Sa solitude, grandissante. Mais aussi cette question dont, par-delà l’imbroglio des « affaires », on ne peut douter qu’elle l’obsède : du point de vue du Pouvoir, et de l’Histoire, et de la Légende, que valait-il mieux – être pleuré par les siens ou devenir, petit à petit, celui qui les enterrerait tous ?

Je pense à ce qu’il peut bien penser quand il lit (et c’est, depuis huit jours, ce qui s’imprime partout) : « Ces hommes étaient dans la détresse ; ils appelaient, on ne les rappelait pas; il attendaient un signe, le signe ne venait pas ; ils sont morts de désamour et c’est lui, le Prince, qui les tue en leur retirant son affection ». Il s’interroge, le président. Il ne peut que s’interroger. Il songe à André R. qu’il n’a pas appelé depuis longtemps. A Michel C., qu’il perd de vue. A Georges K., qu’il devrait inviter plus souvent à déjeuner. Et Claude E. – depuis quand ne lui a-t-il pas parlé ? Et Louis M. ? Et Georgina D. ? Et Maurice F. qui, à ce qu’on lui rapporte, n’irait pas non plus très fort ? Supposons – ce qu’à Dieu ne plaise – que Georgina ou Maurice F. succombent, demain, à un malaise : va- t-on encore le lui imputer ? écrira-t-on dans les gazettes : « C’est le président qui “l’a tuer” » ? Insinuations. Spéculations obscures – et qui doivent, forcément, l’affecter. Mais cet autre souci, plus intime et, j’en fais à nouveau le pari, plus obsédant : la ronde des disparus ; ces morts comme un reproche; cette culpabilité sans crime qu’amis et ennemis s’accordent à lui coller sur le dos.

Sa lassitude. Son impatience. Ces gens qui, tels des oisillons, réclament au Père pélican leur dose, leur dû, de tendresse. Sa colère, même. Oui, par-delà le chagrin, j’imagine sa colère face à cet enchevêtrement d’âmes et de corps qui disent tout attendre de lui, vraiment tout – raisons de vivre et de mourir compris… Lacan appelait ça « le tas ». Delacroix, le Radeau de la méduse. Sauf que, sur ce radeau-là, on ne tend pas le bras vers un peu d’eau mais vers un peu d’amour – et il en a assez, soudain, de ces toxicomanes de l’amour souverain ; et il en a assez, plus encore, de ce rôle de pourvoyeur d’amour où l’on voudrait l’enfermer. Ingrat ? Bien sûr, il lui arrive d’être ingrat. Mais c’est sa façon à lui de respirer. La seule ressource, pour se libérer du fardeau. Je disais, l’autre semaine : « Son Irlande, c’est l’Élysée ». Eh bien il a envie d’Irlande, parfois. Il a envie de penser à lui, à la paix de son âme, à son salut. C’est si lourd, à la fin, cette demande – cette soif d’amour, que rien n’étanche.

Est-ce qu’il en demande, lui, de l’amour ? Et à qui, mon Dieu, en demanderait-il ? A la France ? Elle ne l’a jamais aimé. Aux Français ? Il ne leur ressemble pas assez. Aux siens ? A ces fameux « fidèles » dont il serait le viatique incarné ? Ils ne l’aiment pas. Ils l’adorent. Ou, ce qui revient au même, l’idolâtrent. Il les voit bien, chaque matin, qui scrutent son visage vieillissant, épient ses regards ou ses humeurs. De l’huissier à l’ancien ministre en passant par le plus dévoué des conseillers, il les voit qui le guettent, font moisson de signes et d’impressions. Ils ne pensent qu’au livre qu’ils tireront de lui ; à leurs futurs, et misérables, mémoires ; aux images qu’ils garderont et qui, au train où vont les choses, pourraient être son plus solide héritage. Ce qu’il y a de beau dans l’amour, pense-t-il, c’est qu’il s’adresse et s’arrête à vous. Or cet amour qu’on prétend lui porter, il le traverse ; il le transperce ; il va au-delà de lui – jusqu’à l’invisible signifiant dont il est, encore, le tenant. Il est le président. Donc le Pouvoir. Et on n’aime pas le pouvoir comme on aime un être de chair. Est-ce qu’il s’en formalise ? Aurait-il, même, l’idée de s’en plaindre ?

Ah ! que ne sont-ils taillés comme lui, tous ces braves et vieux familiers qui gémissent après l’amour disparu ! Que ne savent-ils ce qu’il sait, lui, depuis le premier jour : que le pouvoir n’est pas amour, mais guerre ; qu’il n’est pas communion, mais solitude ; qu’il n’y a rien, réellement rien, à en espérer, dans l’ordre de l’affect et du sentiment ! Tous les hommes d’Etat savent cela. Aucun, de Gaulle compris, n’a douté de ce lot de vilenie et de trahison que le vrai pouvoir suscite. Et si c’était, pour le coup, un trait commun entre de Gaulle et lui ? Et si c’était par-là que, envers et contre tout, il demeure un grand politique ? La rumeur s’enfle autour du président. Le scandale gronde. Mais une part de lui triomphe en secret – celle qui a tissé ces liens maléfiques et sait, depuis toujours, qu’ils ne sont rien.


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