Régis Debray, le cœur sur la main, offre, via Le Monde, son soutien financier aux grévistes. Sait-il que, si le plan Juppé venait à être retiré, ce n’est pas pendant huit jours, mais pendant trente ans, qu’il aurait, avec l’ensemble des salariés, à payer pour cette erreur et à prouver sa solidarité à des déshérités qui n’auraient plus, pour se protéger, qu’un système de santé ruiné ? Que l’on sympathise avec les grévistes, c’est bien. Que l’on se réjouisse de voir un Premier ministre arrogant découvrir que la politique est un art qui exige tact et respect d’autrui, je le comprends. Que les citoyens prennent la parole et qu’ils renouent, fût-ce pour trois semaines, avec un esprit de fraternité qui avait déserté le champ politique, je suis le premier à m’en réjouir. Mais pas au prix de l’aveuglement. Pas au prix de la démission intellectuelle et de la démagogie. Était-il si difficile, cher Régis, de rendre hommage aux manifestants déçus par le candidat que vous avez contribué à faire élire, tout en ayant le courage de leur dire la vérité ?
Emmanuel Todd, qui fut, lui aussi, de ces intellectuels qui appelèrent, en mai dernier, à voter Chirac contre Jospin, voit, lui, dans ce mouvement le signe d’une faillite globale de nos élites. Je passe sur les douteux relents de ce procès des élites prises en bloc. Je passe sur l’étrange jubilation avec laquelle il oppose ces élites dévoyées à un peuple par principe sanctifié. Monsieur Todd, quand il écrit « élites », pense en réalité à l’« établissement maastrichtien » qu’il poursuit d’une haine obsessionnelle. Or, là encore, que veut-il dire ? Ce lieu commun d’un « parti européen » qui serait à l’origine du malaise ne trahit-il pas, à nouveau, une inculture politique abyssale ? Et la faillite, si faillite il y a, n’est-elle pas plutôt celle des gouvernants qui s’acharnent depuis vingt ans, et parce que c’est plus payant, à dissimuler la crise de l’État providence et à faire comme si tout pouvait éternellement continuer comme avant ? Si des élites ont failli, ce sont d’abord celles qui, à la place qui était la leur, dans des partis ou des syndicats dont la mission était une mission de pédagogie, ont méprisé ceux qui leur faisaient confiance, en leur mentant sans cesse et sans vergogne. M. Blondel, de ce point de vue, plus responsable que M. Trichet…
Pierre Bourdieu, lui, est allé au peuple. Il l’a fait, nous dit la presse, avec « gravité » et « émotion ». Était-ce l’émotion du clerc venant, comme à la grande époque, remettre le flambeau des luttes dans les bras robustes d’une classe ouvrière mythifiée ? Ou était-ce le fait de se sentir dans les pompes d’un Sartre juché sur son tonneau aux portes de Billancourt ? Si tel était le cas, mal lui en a pris. Car Sartre avait bien des défauts. Mais il avait du style. Et du flair. Et il avait le flair, notamment, de reconnaître la vraie « misère du monde ». Or, si légitime que soit, je le répète, le désarroi des grévistes d’aujourd’hui, il est difficile de ne pas voir qu’il y a d’autres victimes du système, d’autres candidats à l’angoisse et à la misère que les représentants d’un service public fondé sur la garantie de l’emploi. Les vrais damnés de la terre, dans la France contemporaine, ce sont les chômeurs, et non ceux qui se battent pour qu’on ne diffère pas l’âge de leur retraite. Et ces vrais damnés de la terre, n’importe quel étudiant en économie expliquera à M. Bourdieu ce que leur coûterait, par exemple, la faillite du système de santé.
Imaginons, d’ailleurs, une autre manifestation. Oh ! pas celle du RPR et de ses usagers en colère. Mais celle de ces millions de chômeurs, justement, de sans-droits, de SDF, de jeunes en recherche de premier emploi, de quinquagénaires exclus du système de production – imaginons cette population non syndiquée qui n’a accès ni à la télévision ni aux formes traditionnelles du lobbying et de l’expression et qui viendrait dire aux amis de M. Blondel : « bravo, messieurs les assurés sociaux ! courage, les cheminots ! mais essayez de penser un instant à nous ! mesurez l’effet qu’aurait sur la croissance et, par conséquent, sur l’emploi une augmentation nouvelle des prélèvements ! et demandons-nous ensemble si la pérennité de vos privilèges n’est pas aussi, un peu, la garantie de notre chômage. » Que diraient, dans cette hypothèse, MM. Todd, Debray, Bourdieu ? Quel parti prendraient-ils ? À quel défilé se joindraient-ils ?
Si je pose ces questions, ce n’est évidemment pas pour confondre des intellectuels par ailleurs fort estimables. Mais c’est pour souligner la complexité d’une situation que nous avons le devoir d’essayer de considérer comme telle. Saluer, certes, l’esprit de désobéissance qui souffle dans la rue… Déchiffrer, bien entendu, le sens du SOS que nous adresse, en cette veille de Noël, une société civile à bout de nerfs… Mais reconnaître aussi, et en même temps, qu’il est impossible de maintenir la forme actuelle de l’État providence sans persévérer dans une crise qui multipliera, très vite, le nombre de chômeurs, de laissés-pour-compte, d’exclus… Voilà ce que devraient faire, à la fois, ceux dont le métier est de penser la complexité. Voilà les tâches d’une gauche qui cesserait de regarder le monde avec les yeux de Germinal.
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