C’est Charles Pasqua qui, la semaine dernière, parlait de sa liste européenne comme d’une liste capable de « ratisser large » – avouant par là qu’il confondait les électeurs avec des feuilles mortes ou du chiendent. Cette semaine, c’est François Bayrou qui, chez Jean-Pierre Elkabbach, sur Europe 1, explique que si la droite continue de se chamailler il y aura « évasion de voix » – trahissant, lui, par ce mot, qu’il considère les urnes comme des « prisons », les hommes politiques comme des « matons » et la vie démocratique comme une guéguerre entre syndicats de matons qui risquent, à trop s’entre-déchirer, de provoquer des « évasions ». Ce ne sont que des mots, sans doute. Mais quels lapsus que ces mots ! Et que d’éloquence dans ces lapsus ! Ils disent – ces mots, ces lapsus – une forme d’arrogance et de mépris. Ils expriment – certes de manière inconsciente, mais les hommes politiques, aussi, ont un inconscient et, comme chacun d’entre nous, en sont comptables – la régression d’une politique de plus en plus ouvertement ravalée au rang de simple police. Pasqua, Bayrou, d’autres (la liste serait longue) : un ton qui n’est plus supportable dans la rhétorique politique contemporaine ; un ton, fait de brutalité et de désinvolture papelarde mêlées, qu’il ne faudra pas s’étonner de voir susciter, tôt ou tard, des réactions de colère extrême, de révolte.
Je suis sévère avec Bayrou. J’ai peut-être tort. Car il est de ceux qui, cette même semaine, dans le sillage de Raymond Barre, et alors que les gaullistes, Séguin en tête, se couchaient devant le Front national, ont sauvé l’honneur à Lyon. Barre ou Séguin ? Entre les deux sumotori de la vie politique française, c’est Barre qui l’a emporté. C’est Barre qui, en quelques mots, a rendu à la politique sa dignité. Et chacun de vérifier, une fois de plus, ce théorème : on peut se déclarer « gaulliste » et se conduire comme une caricature de centriste – on peut être catalogué « centriste » et incarner les vertus cardinales du gaullisme (esprit de résistance et de révolte, refus du vichysme larvé, courage). Barre le Gaulliste, donc. Barre que l’on représente toujours plus ou moins assoupi, les yeux fermés : quel malentendu ! quelle erreur ! ou alors il faudrait dire « assoupi comme Bouddha » – lucide derrière ses paupières mi-closes, attentif quand tout le monde le croit endormi ; connaissez-vous tant de politiques de cette envergure qui n’aient pas eu, depuis six mois, l’ombre d’une complaisance vis-à-vis de ce qui se tramait dans la ville des Aubrac et de Jean Moulin ? Et qui, sinon lui, notre grand Bouddha républicain, aura si patiemment tramé, puis précipité, la chute de son ancien dauphin, Charles Millon, et de l’« idéologie française » qu’il réincarnait ? Barre l’Éveillé.
Gaullisme encore. Que l’hebdomadaire Charlie Hebdo ait eu l’idée d’aller vérifier, pour le rendre aux survivants de la Résistance, que le titre « Front national » n’avait jamais été déposé, c’est magnifique – et on regrette que l’initiative ne soit pas plus universellement saluée. Mais comment ne pas s’étonner, en même temps, qu’il ait fallu attendre ce moment ? Comment ne pas être sidéré que personne, avant le coup de force de Charlie, n’y ait apparemment songé ? Que faisaient les amicales d’anciens résistants ? Que faisait le RPR ? Que faisaient ses innombrables organes ? Ses revues ? Ses instituts de « fidélité » divers et variés ? Et comment les intéressés eux-mêmes, comment les Leriche, les Destouches, les René Concasty, les Varin, comment ces vieillards héroïques que l’hebdomadaire nous décrit arrivant à sa conférence de presse tout petits, courbés en deux sur leurs cannes, grandis dès qu’ils se mettaient à parler, ont-ils vécu ces temps de détresse où ils voyaient s’opérer sous leurs yeux cet effroyable hold-up ? Ils le savaient, eux, que « Front national » était à eux. Ils savaient que, derrière ce sigle, il y avait le meilleur de leur jeunesse. Ils avaient gardé des tracts, forcément. Des vieux articles. Ils avaient des photos de ce temps-là où on devait les voir, très jeunes, très ardents, participer, derrière des banderoles « Front national », à des meetings clandestins. Et pas un jour de leur existence ne passait, ni un soir, sans qu’ils voient à la télévision une bande de voyous outrager leur mémoire, insulter leurs morts et cela, je le répète, sans qu’aucune des associations officiellement chargées d’entretenir la « flamme » pense à s’en émouvoir – sans que personne, en quinze ans, ait eu l’idée de dire : « halte-là ! on ne fait pas main basse, comme cela, sur l’héritage de la Résistance ». Aujourd’hui le mal est réparé. Et je n’ai qu’une tristesse – à la pensée de ceux d’entre ces héros qui sont morts sans avoir vécu ce jour, ni reçu cet incomparable cadeau : le journal qui titra « Bal tragique à Colombey : un mort » éclipse toutes les feuilles prétendument gaullistes et devient, en quelques semaines, l’organe officiel de la France libre. Merci Charlie.
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