Attaquer les Serbes sans les détruire… Taper, mais pas trop fort – comme s’il fallait éviter un renversement total de la situation et le supposé « désordre » qui s’ensuivrait… N’est-ce pas, très exactement, l’erreur commise par les Américains quand, au moment de la guerre du Koweït, ils s’arrêtèrent avant Bagdad et décidèrent, in extremis, de sauver Saddam Hussein ? Même pauvre petit calcul. Même machiavélisme de pacotille. Sauf que, au rythme où va l’Histoire, on ne mettra pas six ans, en Bosnie, à mesurer – et payer – le prix de l’erreur…
Ce mot du président du Pen Club de Sarajevo, à la veille des bombardements de l’Otan : « la littérature est la continuation de la guerre par d’autres moyens ».
Rentrée littéraire en France. Ses rites un peu surannés. Ses jeux. Ses faux suspenses. Ses effervescences dérisoires ou factices (surtout si on les rapporte aux théâtres – la Bosnie donc, ou l’Irak – où l’idée de « stratégie littéraire » n’est pas un vain mot ni une métaphore). Et puis tout de même, une fois ces réserves faites, une autre impression, contradictoire de la première. Dans le tohu-bohu régnant, au milieu de ce chaos de gestes inutiles ou d’informations sans conséquence, dans ce monde où l’on ne s’entend plus et où personne n’écoute personne, une petite troupe d’illuminés que l’on appelle des écrivains et qui déboulent au milieu de la scène pour dire simplement : « un instant d’attention, s’il vous plaît… une minute, ou deux, de silence… » Coup de pistolet, non pas dans le concert, mais dans l’universelle cacophonie.
Prendre le temps… S’inscrire dans un temps qui ne soit plus celui du zapping ni de l’affairement désordonné… C’est aussi l’expérience vécue, et offerte, par les vrais cinéastes d’aujourd’hui. Manoel de Oliveira, bien sûr – dont j’ai dit, ici, le bien que je pensais de son Couvent. Costa-Gavras, Claire Denis ou Raul Ruiz dans les faux courts métrages (« faux » parce que faussement « courts » et prenant, en fait, longuement leur temps) qu’a rassemblés Georges-Marc Benamou dans son A propos de Nice, suite. Mais aussi Theo Angelopoulos, qui, avec Le regard d’Ulysse, réalise le film fleuve par excellence – un film qui donne à voir, et le fleuve, et le temps, et le fait que ce sont (le temps, le fleuve…) deux modalités d’une substance. J’ai, quant au film même, de vives réserves et réticences. Je déteste, notamment, ce qu’il nous y dit de la Bosnie et des Balkans. Mais qu’un tel objet existe, que l’on puisse encore filmer comme Héraclite devait philosopher, voilà qui nous rappelle que le bruit n’a pas tout à fait recouvert l’autre voix : celle de l’art et des artistes…
Réédition, chez Gallimard, des Écrits politiques de Heidegger. Son national-socialisme. Ses allocutions laborieuses et indignes. Mais aussi le caractère très impressionnant – et, au fond, presque inhumain – de son refus de s’expliquer.
« Je ne m’abaisse pas à parler aux gens. Il m’arrive de penser devant eux. » Le mot est, je crois, d’Aragon. Mais il conviendrait à cet Heidegger-là. Et aussi, au-delà de lui, à tous ceux – philosophes, artistes, écrivains – qui dédaignent la dialectique de la confession et de l’aveu. Deux familles d’esprit ? Deux types de sensibilité ?
New York. Un professeur de Columbia a fait, me dit-on, ce calcul : il y a, dans chaque édition dominicale du Times, autant d’informations que pouvait en rassembler, en une vie, un contemporain de Shakespeare. L’idée m’amuse. Puis m’accable. Cette pile de journaux que trois ou quatre jours d’absence auront suffi à accumuler et que je ne pourrai m’empêcher, à mon retour, de dévorer…
À la une, justement, d’un quotidien de ce matin : l’armée française « reconnaît l’innocence d’Alfred Dreyfus ». Je sursaute. Je me frotte les yeux. C’est bien le journal d’aujourd’hui. Nous sommes bien en 1995 soit un siècle après le déclenchement de « l’Affaire ». Et la France est donc ce pays où l’on tient encore pour une information le fait que l’armée « reconnaisse » qu’il fait jour à midi et que Dreyfus était innocent. Pérennité des passions françaises… Persistance, sans analogue, de ses querelles les plus obscures… Un autre temps encore : mais celui, cette fois, du ressentiment.
Toujours le terrorisme. L’étonnant n’est pas qu’il y ait tant d’attentats mais qu’il y en ait, au contraire, si peu. Songeons à l’ingéniosité de ces nouveaux artificiers. À la miniaturisation de leurs dispositifs. Aux technologies, à la fois sommaires et ultra-sophistiquées, dont ils semblent disposer. Songeons au formidable écho qu’éveille ce geste sans paroles et au sentiment de toute-puissance dont son auteur va pouvoir jouir. Comment, songeant à cela, ne pas être effleuré par l’idée que l’on n’a encore rien vu et que le temps de ces assassins-là ne fait que commencer ? L’humanité a vécu avec la peste. Elle vit avec le sida. Craignons qu’il ne lui faille vivre, longtemps, avec ce type d’épidémie.
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