Présence des morts ? Oui. Classique. Mais l’inverse n’est pas moins vrai, ainsi qu’une bonne polémique vous le fait toujours découvrir : il y a, parmi les vivants, plus de morts qu’on ne le croit ; il y a, au nombre des prétendus vivants, un grand contingent d’inoffensifs mais effrayants morts-vivants.

Le vrai problème des écrivains à la télévision (et je ne m’en excepte, bien entendu, pas) : quel sens y a-t-il à écouter un homme qui se sait vu en train de penser ?

Du génial « nous sommes tous des juifs allemands » de Mai 68 au pauvre, réducteur, insulteur et, finalement, pousse-au-crime « vous êtes tous des juifs sharoniens » d’aujourd’hui, quel chemin !

Quand naît le reality-show ? Il y a un siècle. En atteste Mallarmé racontant, lors d’un de ses mardis de la rue de Rome, être tombé, dans un music-hall de Londres, sur ce spectacle extraordinaire : « sans drame, sans vaudeville, sans argument et même sans action apparente, un couple simplement venait vivre sa soirée en public ».

Bergson ne se reconnaissait qu’une dette à l’endroit de son cousin, le petit Marcel, qui, pourtant, était déjà Proust : la découverte de la boule Quies.

Demander aux écrivains de parler de leurs livres, quelle drôle d’idée, oui, quand on y pense ! Le livre fait, il m’échappe. J’écris, non pour me souvenir, mais pour oublier. Très exactement ce qu’entendait Lacan quand, au lieu de publier, il disait poublier.

A un journaliste qui lui demande s’il a jamais été tenté, comme d’autres, de devenir ministre : « ce qui m’intéresse, c’est l’Histoire, pas la politique ; ou alors la politique, en effet, mais comme objet de littérature ».

Le style, pour un écrivain, un philosophe, est un devoir. C’est un impératif moral et, d’une certaine façon, politique. La langue, quand elle est bien formée, n’est-elle pas ce qui rend le monde habitable ?

Le propre de l’homme : s’assembler sans nécessité – former des sociétés qui ne soient plus dictées par le besoin. Morale, encore. Politique. Et, toujours, Mallarmé : éloge des communautés dont on est assuré qu’elles sont sans rime ni raison – qu’elles ne serviront jamais à rien.

« Conduire les Français par les songes », recommandait Chateaubriand. On en est loin. A gauche autant qu’à droite, il semble que l’on ait oublié jusqu’au souvenir de la pastorale rêvée de Chateaubriand. Signe des temps… Insuffisance des hommes… Ou figure terminale d’une politique décidément à l’agonie.

Être ? Estre ? Aître ? On trouve les trois mots, les trois orthographes, chez Heidegger. Comme dans les langues – Homère – dont des pans entiers nous ont échappé et qui recèlent, pour cela, d’étroites mais vertigineuses failles dans la fixation du sens.

Cette façon qu’a la voix des morts de poursuivre, seule, sa course dans nos cœurs, nos esprits.

Autre version du fameux « à partir de 40 ans un homme est responsable de son visage », ce fragment de La volonté de puissance de Nietzsche : « l’âme fait son corps ; le corps, pour qui sait l’examiner ou l’entendre, finit de la révéler ».

L’accent de Heidegger en allemand. Celui de Proust, de Céline, en français. De Joyce, Faulkner ou Roth en anglais. Celui, en fait, de tous les écrivains qui comptent et qui sont toujours des écrivains à accent.

Goethe disait que même les dieux ne pouvaient rien contre la bêtise humaine. Et Deleuze que rien n’était plus urgent qu’une analytique de la bêtise. Kantien, goethéen, comme Gilles Deleuze.

De quelle famille est-il ? Ceux qui ajoutent à la connaissance que nous avons des choses ? Ou ceux qui, plus modestement (?), proposent leur idiosyncrasie, ajoutent une singularité au monde.

Doute, alors, quant à la « grosse erreur » de Heidegger et son traitement dans la terrible conférence de Brême. Car soupçon, tout à coup, que ce texte sur l’agriculture mécanisée et la Shoah pouvait s’entendre aussi comme : les juifs sont morts de la mort la plus inhumaine, privés de leur propre mourir, réduits au rang de matière dans un processus de fabrication de cadavres. Auquel cas…

L’erreur, c’est l’ombre portée de la vérité. C’est cette ombre que fait la pensée quand, à l’inverse de la chouette de Minerve, elle n’attend pas la nuit tombée pour s’envoler. Un intellectuel qui ne se tromperait jamais : un homme qui aurait perdu son ombre.

De la politique conçue comme art du contretemps, du contre-pied : à bon entendeur, salut.

C’est Derrida, je crois, qui rêvait d’un faux livre de souvenirs, une boucle sans fin, un ruban de Moebius, des lettres, vraies ou fausses, un autoportrait cubiste. Supplément à Comédie.

Pythagore dont la légende voulait qu’il ait vécu « vingt vies entières » – voilà.


Autres contenus sur ces thèmes