Retour d’Albanie. Frontière du Kosovo. Impressions.

1. Un peuple de combattants. Désespéré, certes. Atrocement martyrisé. Mais un peuple de combattants qui, debout, le dos au mur, et forts d’une armée – l’UCK – que l’on nous a un peu vite présentée, en France, comme une organisation « terroriste », « maoïste », pourquoi pas « islamiste » tant que l’on y est, n’ont, me semble-t-il, qu’une idée : retrouver leurs villages et leurs biens, reconstruire leurs fermes brûlées, relever les tombes profanées de leurs familles, bref, libérer le Kosovo. Débat parisien sur ces « réfugiés » qui risqueraient, si on les accueillait en trop grand nombre, de « s’incruster » ? Que nos éminences se rassurent. Ce débat, vu de Tirana ou de Tropojë, est le type même du faux débat. Ces gens, rencontrés dans les camps de la misère ou de la résistance, n’ont apparemment qu’un désir : reprendre, sans tarder, le combat contre les barbares. Des visas, oui. Mais pour, dès que possible, rentrer chez eux.

2. L’intervention alliée. Soixante-dix pour cent des Français sont, paraît-il, favorables à l’intervention alliée contre la Serbie. Au Kosovo, c’est cent pour cent des Kosovars qui remercient l’Otan de s’être enfin décidée à entrer dans la guerre de longue durée – dix ans ! – que mène, contre eux, Milosevic. « Les frappes ? » Quand on dit « les frappes », dans les montagnes du Kosovo, c’est aux frappes de l’armée serbe contre les civils que l’on pense en priorité. Si elles n’ont pas tout de même, les frappes alliées, « précipité » la déportation, « accéléré » son rythme, etc. ? Je suis, certes, rentré en France la veille du bombardement qui aurait, selon des sources serbes, atteint une colonne de réfugiés. Mais je n’ai vu personne qui, sur place, songe un seul instant à poser le problème en ces termes : merci aux avions de l’Otan, m’ont dit tous ceux que j’ai rencontrés ; merci, malgré tout, aux avions de la démocratie et du droit international ; ces avions n’ont pas de couleur – ce sont les avions de la liberté.

3. Le débat sur l’indépendance. Il y avait, et jusqu’à ces derniers mois, un débat sur l’indépendance du Kosovo. Et c’est si vrai que les Kosovars, on ne le rappellera jamais assez, s’étaient sagement rangés, à Rambouillet, à l’avis des Européens – Hubert Védrine, Robin Cook… – qui recommandaient, à titre transitoire, une phase d’autonomie. Aujourd’hui, le débat est tranché. Et il n’y a plus personne, là-bas, qui, après l’horreur de ce qui s’est produit, face à l’évidence de ce meurtre programmé, longuement et minutieusement planifié, envisage une seule seconde de revivre sous la férule des bourreaux. Milosevic l’a voulu ainsi. Milosevic, en déclenchant cette dernière phase – atroce – de sa guerre de longue durée contre les civils croates, bosniaques, puis kosovars, a décidé de l’indépendance. Que cela plaise ou non, il faut le savoir. Que l’on y soit, ou pas, favorable, c’est la nouvelle donne. Vivre avec les Serbes, en leur reconnaissant tous les droits de minorité qu’eux ont refusés aux Kosovars – cela, il le faudra. Vivre sous les Serbes, revenir sous la botte de leurs forces de police spéciales ou des bandes armées d’Arkan et de Seselj – je souhaite bien du plaisir à ceux de nos diplomates à qui viendrait, le moment venu, l’imprudente idée de le suggérer.

4. La Grande Albanie ? La menace de « désordres » qu’elle ferait peser sur la région ? Au risque d’étonner, j’affirme n’avoir pas une fois, pendant mon séjour, entendu prononcer les mots de « Grande Albanie ». Et, d’un commandant de l’UCK à qui je faisais part de l’inquiétude des chancelleries sur ce point, j’ai obtenu cette réponse : « Les Européens sont incroyables ! Ils ont avalé, sans piper, la réunification de quatre-vingt-cinq millions d’Allemands et les voilà qui, face à la perspective – dont nul, au demeurant, ne parle – de voir cinq millions d’albanophones se rassembler en une même nation, hurlent à la catastrophe ! » Milosevic a cassé la Yougoslavie. Il déstabilise, aujourd’hui, la Macédoine et menace le Monténégro d’un coup d’État. Et ce seraient ces cinq millions d’Albanais qui mettraient en péril la « stabilité » des Balkans. Quelle plaisanterie !

5. Les déportés de l’intérieur, enfin. Ces hommes, ces femmes, ces enfants, qui errent dans cette immense prison que sont devenus les montagnes et les bois du Kosovo. Combien sont-ils ? Huit cent mille ? Un million ? Et dans quel état de dénuement, d’épuisement, de peur ? Ce sont des réfugiés sans camps, sans aide humanitaire et qui auraient, de surcroît, la mort et l’armée serbe aux trousses – mais ce sont des réfugiés et ils ont, eux aussi, besoin d’une aide d’urgence. Parachutages de vivres… Armes… Opérations de commando destinées à désenclaver et sauver telle ou telle colonne pourchassée par la soldatesque… Tous les moyens sont bons. Mais il faut aller très vite. Sauf à accepter l’idée de libérer un Kosovo qui ne serait plus, le jour venu, qu’un gigantesque abattoir.


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