Ignominie de la campagne lancée contre Taslima Nasreen par un quarteron de has been où se retrouvent, pêle-mêle, un économiste en mal de publicité, une pythie à la retraite, un mandarin aux pieds de plomb, sans parler d’un expert ès mystifications qui a l’audace de dénoncer – sic – « la plus grande mystification littéraire de l’après-guerre »… Ce qui stupéfie, en l’espèce, c’est la bêtise de l’attaque (Gaudemar dans Libération : la « conjuration des imbéciles »). C’est son irresponsabilité (qui peut se targuer de savoir ce qui distingue une « vraie » fatwah d’une « fausse » ? et messieurs Sorman et consorts seront-ils là pour l’expliquer le jour où, ce qu’à Dieu ne plaise, un islamiste mal informé, agressera tout de même, au mépris de leurs distinguos, l’auteur traqué de Lajja ?). Mais c’est aussi, surtout, la grotesque frénésie de ces nains qui, juchés sur les épaules de l’écrivain et grappillant, à tout hasard, des miettes de sa jeune gloire, n’ont rien de mieux à faire que de battre la campagne pour, de Paris à Strasbourg, et de conférences de presse en articles assassins, plaider leur affaire Dreyfus à l’envers. Que l’on discute une œuvre, pourquoi pas ? Que Nasreen ne soit pas Rushdie, bien sûr. Que le Bangladesh ne soit ni l’Iran ni l’Algérie, cela va de soi. Mais il y a tout de même bien eu, que l’on sache, des dizaines de milliers de manifestants pour, dans les rues de Dacca, réclamer la tête de la romancière. Et cette seule image – ajoutée au fait que le gouvernement légal du pays l’a bel et bien poursuivie, et jugée – devrait suffire, ne fût-ce que dans le doute, à inviter à la décence ou, au moins, à la prudence. Stupeur, donc. Nausée. Comme dit le Timon de Shakespeare : « Rien, dans ce monde maudit, n’est clair et droit – sauf l’infamie ouverte et sans vergogne ».

« Club de la presse » d’Europe 1. Cette question de Jacques Amalric et de Paul Guilbert : « Pourquoi attaquer Juppé sur la Bosnie ? que pourrait-il faire d’autre, ou de mieux ? et vous-même, à sa place, que feriez- vous qu’il ne fasse pas ? ». Ma réponse : « A sa place ? je commencerais par relire mes classiques – qui sont ceux du gaullisme et de la glorification de l’esprit de résistance; puis mes propres œuvres complètes – à commencer par une belle Tentation de Venise où tout était dit, et en quels termes ! de la lâcheté des démocraties face à l’agression serbe ». Deux Juppé ? Oui, deux Juppé. Le Juppé munichois qui remet ses pas dans ceux de Georges Bonnet. Et puis le Juppé si lucide qui sentait jadis « monter » en lui « l’écœurement » comme « la marée au Mont Saint-Michel » et dont le trouble si visible, l’autre soir, face à Anne Sinclair, disait assez qu’une part de lui partage, aujourd’hui encore, l’indignation de ces « intellectuels » qu’il croit, par ailleurs, devoir injurier… Humble supplique au ministre des Affaires étrangères qu’il est devenu – et puisse-t-il n’y voir, cette fois, ni esprit de polémique ni colère : qu’il se réconcilie avec lui-même; qu’il se souvienne du second, ou du premier, Juppé ; qu’il retrouve cet autre Juppé dont on voyait bien, l’autre semaine, sur le divan de Milosevic, à Belgrade, tandis qu’il se tapotait la cuisse d’un geste d’impatience manifestement incontrôlable, qu’il pensait lui aussi, comme nous tous : « L’image de trop… le cliché qui tue… ». De tous côtés, on me dit : « L’homme vaut mieux que sa caricature ». Bizarrement, je le crois aussi. Mais comme il serait beau que l’intéressé nous le confirme ! Comme ce serait bien de le voir donner au monde une vraie leçon de gaullisme et de dignité ! Au lieu de quoi cette politique de l’abaissement – qui nous déshonore et nous humilie.

Kouchner à « L’Heure de vérité ». J’avoue que, depuis quelques mois, je ne manque plus une « Heure de vérité » tant la formule de l’émission, son rythme, le ton des questions, leur insistance, me semblent porter à son meilleur le jeu du spectacle politique : « comme une fille enlève sa robe » disais-je autrefois, citant Bataille, de la façon dont on se met à nu dans les vraies grandes performances télévisuelles ; et le fait est que le quatuor constitué par Virieu, Colombani, Duhamel et Du Roy n’a quasiment pas son pareil pour mettre un personnage à nu, révéler ses failles les plus secrètes, nous apprendre ce qu’il est autant que ce qu’il pense ou ce qu’il croit qu’il pense… Kouchner donc. Sa vitalité intacte. Sa réserve inépuisable d’énergie et d’idées justes. Sa façon de parler vrai sans verser, pour autant, dans la facilité démagogique. Son espoir invincible, et qui ne semble ni feint ni forcé. Son côté éternel médecin, formé à la rude école des « urgences » et de la souffrance partagée. Le sentiment, aussi, que cette belle et bonne machine ne parvient, hélas, pas à traduire en politique son formidable combustible. Drôle d’époque… Drôle de société… Gâchis… Et puis – plus inhabituel, il me semble, dans la bouche du french doctor – l’appel, plusieurs fois répété, à une « sensibilité chrétienne » qui, soit dit en passant, aura fait, cette semaine, de Bayrou à Delors et à l’abbé Pierre, un assez joli retour sur le devant de la scène politique. Ces mots, alors, qui me poursuivent tandis que je l’écoute : le Mal est-il un « problème » ou est-il, d’abord, un « mystère » ? C’est la question, depuis deux mille ans, des théologiens aux philosophes. C’est celle, aujourd’hui, que l’on devrait poser à toute politique.


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