Quatre cents meurtres au Kosovo depuis la victoire des Alliés au printemps dernier. Ces quatre cents morts sont serbes. Ce sont probablement même les meilleurs des Serbes : non pas des « collabos » ; encore moins des « épurateurs ethniques » (ceux-là sont partis depuis longtemps, dans les fourgons de l’armée de Milosevic…) ; mais ceux qui avaient choisi de rester et de tenter, au contraire, le beau pari de la cohabitation multiethnique. Leur martyre déshonore ceux des Kosovars qui ont organisé, ou légitimé, leur assassinat. Il disqualifie ceux des dirigeants du pays qui ne disent mot et entérinent ainsi la loi de la vendetta. De tous les démocrates qui, en France et en Europe, ont pris fait et cause pour ce qu’incarnaient Ibrahim Rugova ou l’UCK et qui (c’est mon cas) ne le regrettent en rien, il appelle une condamnation ferme, sans réserve – ainsi que, peut-être, une réflexion de fond sur l’avenir de cet étrange État, au statut tragiquement incertain et dont nul ne sait dire de quelle autorité, de quel régime de souveraineté, tout simplement de quel droit, il relève. État « onusien » ? État « international », voire « humanitaire » ? Faudra-t-il, pour ce malheureux pays, comme, d’ailleurs, pour Timor ou pour le Rwanda, réinventer, sous l’égide de l’Europe, le vieux système des « mandats » ? Et d’où vient qu’aucun responsable politique n’ait le courage de dire qu’il existe des pays qui ne peuvent, sans préjudice majeur pour les peuples qui les composent, et pour une durée plus ou moins longue, disposer tout à fait d’eux-mêmes ? Devoir d’ingérence, suite. Achever de donner à l’ingérence son cadre juridique.

Qu’aurait dit Camus de ce drame sans fin du Kosovo ? C’est la question que l’on se posait tout au long du beau film (samedi dernier, sur France 3) consacré par Jean Daniel à l’un des écrivains contemporains qui auront le plus obstinément combattu l’insupportable idée qu’il puisse exister des bourreaux privilégiés et des victimes suspectes. Voilà longtemps qu’on nous le promettait, ce rendez-vous d’empathie, ce « mano a mano » fraternel entre ces deux hédonistes que sont Camus et Jean Daniel. Voilà longtemps qu’on attendait le face-à-face entre l’homme au Nobel et à la Facel-Vega écrasée sur la route de Lourmarin et l’écrivain-journaliste qui ne se lasse pas, depuis sa jeunesse, de porter les couleurs de son glorieux aîné. Et le film, de fait, était bien beau, avec ses odeurs d’Alger, l’atmosphère des théâtres parisiens, le parfum des femmes aimées, l’enracinement dans l’enfance que l’auteur du Refuge et la source pouvait restituer comme personne ou encore l’image peu connue d’un Camus, dans le Midi, en train de mimer une corrida – fallait-il être lucide sur la mort pour aimer la vie à ce point ! Reste, pourtant, cette leçon qui courait à travers le film et qui, par-delà le Goulag, par-delà le drame des travailleurs algériens exploités par le régime colonial, par-delà, en un mot, les combats de Camus lui-même ou les polémiques les plus fameuses auxquelles il a attaché son nom, lui donnait sa saveur « actuelle » : aucune idée ne mérite de rendre un homme sourd à la souffrance d’un autre homme ; aucune politique, aucune raison idéologique ne saurait nous faire accepter l’outrage fait à un seul ; une goutte d’injustice en ce monde, et c’est la tragédie du bonheur, de la rationalité, du Droit.

La Tchétchénie, encore. Deux sondages, l’un à Moscou, l’autre à Paris, qui, réalisés la même semaine, donnent la mesure du paradoxe tchétchène ainsi que du fossé qu’il faudra bien tenter de combler si l’on veut conjurer le risque d’une nouvelle guerre froide et, bien sûr, arrêter le massacre. Là-bas, le mystère d’un grand peuple qui, de l’époque des décembristes à celle des dissidents en passant par les assiégés de Leningrad et les défenseurs de Stalingrad, a souvent donné au monde l’exemple de la résistance et de l’esprit de sacrifice et qui, soudain, se rue dans la guerre, entérine l’épuration ethnique à coups de canon et fait un triomphe au minable Poutine ; jusqu’à Soljenitsyne qui salua naguère les indomptables zeks de Tchétchénie et qui, au nom de la sainte Russie, justifie l’asservissement d’un peuple. Ici, une majorité de sondés (Le Monde du 15 décembre) hostiles à la nouvelle sale guerre et favorables à un renforcement des sanctions contre la mafia au pouvoir à Moscou – preuve que, comme au moment du Kosovo encore, comme au moment de la Bosnie, les opinions sont en avance, non seulement d’une audace, mais d’une lucidité, sur des États frileux, prêts à tous les accommodements, atermoiements, aveuglements et terrorisés, non par la force, mais par la faiblesse de ce régime déliquescent ; que n’entendent-ils, nos éternels Norpois, nos Finlandais perpétuels qui viennent de se réunir à Helsinki pour condamner du bout des lèvres l’ultimatum des généraux russes aux civils affamés des Grozny, le message des Français qui leur disent : « ne cédez pas ! ne vous couchez pas ! ne rendez pas à la Russie le mauvais service de lui laisser les mains libres en Tchétchénie ! »


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