Jirinovski et Le Pen à Moscou. Trop beau pour être vrai. Casting presque trop parfait. On se dit : « dans le carnaval de la fin du siècle, c’est une scène si attendue qu’aucun scénariste sérieux n’aurait osé la proposer ». Et pourtant, oui, c’est cela. La rencontre a bien eu lieu. Et il ne reste à l’observateur qu’à se délecter de ce cliché idéologique d’une pureté quasi inouïe. Un « witz » de l’époque. Un de ses « moments » vertigineux. Un peu de sa « vérité ».

Autre scène de genre – mais, cette fois, dans le genre comique et, plus particulièrement, comédie française –, le maire de Jarnac qui s’en va rendre visite à celui de Colombey pour prendre, auprès de lui, des leçons de commémoration. On rêve de leur dialogue. On aimerait pouvoir surprendre ne fût-ce qu’une bribe de leur échange. Et les sens interdits, monsieur le maire ? comment faites-vous avec les sens interdits ? et avec les bus et les Abribus ? et avec le cimetière ? les franchises ? les tee-shirts ? les porte-clés souvenirs ? le flux des visiteurs ? son rythme ? Sainte alliance des pèlerinages. Jumelage des petites communes en charge des cendres des grands hommes. Cloche-merle saisi par l’Histoire, ses orgues, ses pompes et sa tragédie.

L’école, on l’a toujours su, est le miroir des sociétés. Mais de là à ce déferlement de violence… De là à ces images de professeurs tabassés, de proviseurs menacés… De là à ce spectacle d’un État contraint de mettre un « téléphone vert » à la disposition des maîtres martyrisés ou de nommer – on aura tout vu ! – rien de moins qu’un « médiateur » pour conjurer la brutalité des enseignés vis-à-vis des enseignants… A ce degré de délire, quand le lieu même de la transmission et du savoir désintéressé devient celui de la violence et, parfois, de la cruauté, les sociologues n’ont, hélas, plus grand-chose à nous apprendre : c’est le lien social lui-même qui est atteint – c’est comme un cancer qui, en atteignant la première cellule, deviendrait génétique et, qui sait ? peut-être mortel…

Dans le très beau petit livre que vient de publier Cécile Guilbert, chez Gallimard, cette définition de Guy Debord par lui-même : « écrivain, penseur stratégique et aventurier français ». Qui dit mieux ? Le talent de Debord ? Sa vraie singularité ? Je m’aperçois, en lisant le livre de Cécile Guilbert, qu’ils tiennent peut-être à ceci : une pensée moderne dans une syntaxe classique ; un désir de rébellion moulé dans une langue grand siècle ; un Baltasar Gracian qui parlerait de la télé, un Chamfort qui aurait médité sur Internet ou les formes douces de la servitude contemporaine… Écoutons, d’ailleurs, Debord lui-même : ses maîtres sont, justement, Machiavel, Saint-Simon, Retz, Gracian, Clausewitz – jamais des écrivains « professionnels », toujours des « anciens »…

Salman Rushdie ne fait plus de politique mais revient au roman. C’est la preuve que les autres – les ayatollahs et leurs complices – ont réellement perdu. Car que voulaient-ils, au fond ? Le tuer, certes. Mais aussi tuer en lui – et, peut-être, à travers lui – le désir même d’écrire. Victoire de la littérature. C’est-à-dire de la liberté.

C’est sans doute une infirmité, mais qu’y faire ? Il se trouve que je ne suis pas sensible à la musique et que le jazz, par exemple, n’a jamais été pour moi qu’un titre de Fitzgerald. Or voici un livre – celui de l’ami Gilles Anquetil – qui ne parle que de cela. Et le fait est que, non content de dévorer ce livre, j’y ai, me semble-t-il, entrevu un peu de ce que peuvent ressentir ceux qui, comme l’auteur, ne vivent que pour cette prodigieuse machine à capter le présent et s’y tenir. Donner à ressentir une émotion qui n’est pas la vôtre et qui est même, en un sens, aux antipodes de vous-même – qu’est-ce sinon de l’art ?

Faire justice empêcherait-il de faire la paix ? C’est une idée que l’on entend beaucoup, à Paris, ces jours-ci à propos de la Bosnie et des criminels de guerre livrés par les Bosniaques au Tribunal de La Haye. Je pense, moi, exactement le contraire. Et je suis convaincu qu’il n’y aura pas d’ordre durable dans les Balkans tant que l’on n’aura pas jugé, et puni, ces fauteurs de guerre que sont Mladic, Karadzic et leurs séides. Entre la justice et la paix je me refuse à choisir – car je les sais indissociables.

Soit un écrivain – en l’occurrence Albert Camus. Soit une biographie réputée définitive – en l’occurrence celle de l’Américain Herbert Lottman. Comment peut-on, sur le même écrivain, publier une autre biographie ? Comment peut-on, non dépasser la première, mais la recommencer ? La réponse c’est Olivier Todd qui nous la donne avec un livre dont je m’aperçois qu’il fait le chemin inverse de celui dudit Lottman : non pas réduire l’énigme, mais l’épaissir ; progresser, non en transparence, mais presque en opacité ; accumuler, au lieu des sempiternelles notes de taxi, blanchisserie, etc., les notes et zones de mystère. Le grand biographe : celui qui recrée de l’énigme, qui rhabille d’ombre un écrivain – celui qui nous montre un Camus, non pas moins, mais plus impénétrable, et dont on ne saura jamais l’entière vérité.


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