Où Monsieur Jospin a-t-il la tête ? Et comment peut-il affirmer, sans rire, que c’est l’ensemble de « la » gauche qui se rangea, à l’époque, derrière Dreyfus ? Il oublie que, en 1898, le groupe parlementaire socialiste est encore hostile à la révision. Il oublie la solitude de Zola au moment de son « J’accuse » puis quand l’ensemble de la presse de gauche – Petite République en tête – s’incline devant la « sagesse » du jury qui le condamne en cour d’assises. Il oublie les hésitations de Jaurès. Il oublie le manifeste du 20 janvier où les autres leaders socialistes refusent de s’engager dans « une lutte entre deux factions de la classe dirigeante ». Il oublie que, l’année suivante, au moment de la constitution du cabinet Waldeck-Rousseau, un « Appel à la France ouvrière et socialiste », signé de Guesde, Lafargue et Vaillant, en est encore à voir dans le dreyfusisme une « diversion » détournant le prolétariat de son juste combat de classe. Il oublie les feuilles anarchistes qui, comme Le Père Peinard, parlent du « youtre alsacien ». Il oublie les syndicalistes qui, comme Émile Pouget, disent leur dégoût du « youpin Dreyfus ». Il oublie, en un mot, que le dreyfusisme fut longtemps le fait d’une poignée de marginaux (Péguy, Bernard Lazare, Lucien Herr…). Il oublie, au fond, la terrifiante puissance d’un antisémitisme de gauche qui prend sa source chez Marx (attaques, dans Les luttes de classe en France, contre les « Juifs de la Bourse »), Proudhon (« le Juif est l’ennemi du genre humain, il faut renvoyer cette race en Asie ou l’exterminer ») et qui, au Congrès socialiste de 1900, permet encore à une minorité de militants de proposer d’ajouter l’adjectif « antisémite » à ceux de « démocratique, républicaine et anticléricale » pour définir la ligne nouvelle de leur parti. Monsieur Jospin s’honorerait de se rappeler – de découvrir ? – cette page noire de l’histoire de la gauche. Il y a des circonstances où l’on se grandit en présentant ses excuses.

La bonne nouvelle de la semaine, c’est le mouvement des chômeurs. Ils étaient l’envers de notre décor. La part maudite de la société. Ils étaient sans noms, sans visages, presque des âmes mortes, des fantômes. Ils étaient des « fin-de-droits » – fin-de-droits : mesure-t-on bien la cruauté, l’inhumanité extrême, de la formule ? – voués à une pure survie comptable. Les voici qui existent. Les voici qui s’insurgent. Les voici qui font irruption, vrais corps, vrais visages, dans un jeu politique qui doit, désormais, compter avec eux. On peut regretter que telle organisation instrumentalise leur révolte. On peut sourire de voir tel syndicat se faire le héraut de leur détresse dans le moment même où il se bat pour le maintien de situations acquises qui sont, comme chacun sait, en partie responsables de ladite détresse. N’empêche. Le fait est là. C’est un signe de santé du corps social. C’est un sursaut de dignité, de maturité. Les hommes politiques – droite et gauche confondues – seraient bien inspirés d’y prendre garde : il y a là trois millions d’hommes et de femmes qui ne croient plus à leurs promesses, qui ne veulent plus de leurs aumônes, dont personne n’achètera plus le silence pour un, deux, voire trois milliards de francs – et qui, n’ayant d’autre ressource que celle de leur renvoyer à la figure le mépris dont ils les ont accablés, ne sont qu’au tout début de leur mouvement. De deux choses l’une. Ou bien la lutte contre le chômage devient, enfin, cette priorité nationale, cette « croisade », qu’on nous annonce depuis tant d’années. Ou bien le nihilisme l’emportera sur la morale – le désespoir deviendra, pour de bon, une forme moderne de la politique.

L’Algérie encore. Faut-il, au nom de la lutte contre l’islamisme, donner un « blanc-seing » au pouvoir algérien ? Non, bien sûr. J’ai simplement dit, ici même, que la stricte pudeur exige de distinguer entre le « pire » et le « moindre mal ». J’ai dit, et je répète, qu’il est indécent de mettre sur le même pied l’« émir » autoproclamé qui éventre une femme enceinte et le militaire qui, fût-ce mollement, ou tardivement, donne la chasse à l’assassin. Et j’ai dit, surtout, que la façon qu’ont certains, après chaque carnage, et après qu’il a été dûment revendiqué par les GIA, de poser la question : « qui tue qui ? » n’a pour effet que d’occulter les vrais procès qu’il faudrait faire à ce pouvoir : celui de l’incompétence de son armée ; celui de son apparente indifférence au malheur des populations civiles ; celui, encore, car les droits de l’homme ne se divisent pas ! de la torture dans les prisons, des exécutions sommaires d’islamistes ou des disparitions. Écoutons les résistants d’Alger. Écoutons ces femmes admirables qui manifestent pour demander non « qui tue qui ? » (question obscène), mais « que fait l’État ? » (vraie question démocratique). Écoutons cette presse libre qui, conçue, écrite, imprimée dans des conditions de précarité qui confinent à l’héroïsme, trouve la force, ce jeudi matin, d’interpeller le président Zeroual en regrettant qu’il ne trouve ni les gestes ni les mots de Moubarak après Louxor. Et admirons enfin ces députés qui menacent de boycotter les travaux du Parlement tant que la « situation sécuritaire » – autant dire les tueries et les moyens de les enrayer – ne sera pas inscrite à l’ordre du jour. Arrêter le massacre et les massacreurs : c’est la seule question qui vaille ; c’est, désormais, la seule urgence ; le reste est bavardage, irresponsabilité, insulte aux victimes.


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