Il y a une idée qui court, ces temps-ci, dans certains cercles parisiens. SOS-Racisme aurait, non combattu, mais alimenté le racisme. Il n’aurait pas fait barrage à Le Pen, mais en aurait secrètement fait le lit. Et la priorité des priorités, pour un intellectuel, serait de s’opposer donc, non aux racistes, mais aux antiracistes. Cette idée n’est pas seulement infâme – elle est inepte. Et c’est parce que je la trouve inepte que j’aurais bien aimé, si un contretemps ne m’en avait empêché, aller réaffirmer, dimanche dernier, à l’occasion de son congrès annuel, ma fidélité de principe à l’association. Oh ! certes, nous n’avons pas été – nous ne sommes pas — toujours d’accord. Et l’époque est loin où, avec Simone Signoret, Coluche et Marek Halter, nous portions sur les fonts baptismaux l’entreprise d’Harlem Désir et, désormais, Fodé Sylla. Mais bon. Les temps sont ce qu’ils sont. C’est-à-dire nauséabonds. Et quels que soient les dissentiments de détail (ou même de style ou de méthode), je suis heureux qu’il nous reste un lieu où l’on ne transige pas avec cette affaire et où, surtout, l’on travaille – c’est encore, à mes yeux, et depuis qu’elle a conjuré ses démons « différentialistes », le principal mérite de l’association – à intégrer une population de jeunes dont c’est souvent le seul lien avec la vie civique ou même sociale. Vous voulez l’insertion de nos étrangers ? L’assimilation de nos immigrés ? Vous voulez la paix dans les banlieues ? L’ordre, et la pédagogie, démocratiques ? Eh bien puisque les syndicats sont morts, que les vieux partis sont à l’agonie et que les Églises, hélas, ne se portent pas non plus très bien, soutenez, aidez, bénissez SOS-Racisme – l’un de nos derniers instruments, efficaces, d’intégration républicaine.

Comme les choses sont compliquées ! A peine ai-je écrit ces lignes que m’arrive ici, près de Malaga, cette pétition d’intellectuels, annoncée en première page du Monde et appelant à la « vigilance » contre la renaissance de l’extrême-droite. Apparemment, nous disons la même chose. Et quand Roger-Pol Droit, dans son article de présentation, met en garde contre le cynisme et la confusion des idées, la banalisation du racisme et l’anticonformisme systématique, quand il déplore qu’une conception dévoyée de la liberté de l’esprit nous ait trop souvent conduits à privilégier, face à certaines pseudo-réflexions, le débat au combat idéologiques, il n’y a pas un mot de son analyse auquel je ne sois tenté de souscrire. D’où vient ma gêne, alors ? Et pourquoi cette pétition me semble-t-elle, soudain, si vaine ? Le ton sans doute. L’accent, naïvement martial et bravache. Cette façon de sous-entendre qu’il y a le feu à la Nation et que Messieurs Pasqua et Méhaignerie sont des factieux à peine déguisés. Peut-être vais-je heurter tel ou tel. Mais je ne puis, en lisant ces lignes, m’empêcher de songer : voilà des gens qui n’ont plus ni idées ni programme ; ni projet ni, comme on dit parfois, « utopie » ; voilà une gauche qui n’a même plus de « rocardisme » puisque Rocard ne l’a conquise qu’en renonçant à ce qui faisait sa singularité et son génie ; eh bien cette gauche-là, il lui reste un adversaire — et elle le chérit, cet adversaire, comme son ultime et plus précieux trésor.

Le fond de l’affaire c’est que je n’arrive pas à prendre tout à fait au sérieux ce qui se passe, dans ce domaine, en France. Cette affaire de national-communisme, par exemple… Cet émoi qui nous saisit à l’idée qu’un groupuscule de néofascistes s’allie à un quarteron de néocommunistes pour, sous l’égide d’un mauvais écrivain (J.-E. Hallier, on ne le rappellera jamais assez, c’est devenu Maurice Sachs moins le talent), redonner un semblant de vie à la vieille synthèse des rouges et des bruns… On dira ce qu’on voudra. Mais on ne m’ôtera pas de l’idée qu’il n’y a, dans l’Europe d’aujourd’hui, qu’un national-communiste vraiment sérieux : Slobodan Milosevic ; un lieu où la partie se joue : Sarajevo et la Bosnie; une synthèse rouge-brun, réellement dangereuse : celle qui, de Sarajevo donc à Moscou, de Sofia à Kiev ou Vilnius, s’opère sur les débris de tous les intégrismes. Ceci n’empêche pas cela ? Et l’on peut dénoncer, à la fois, le climat délétère à Paris et le désastre bosniaque ? Sans doute. Mais à condition de ne pas oublier qu’en se trompant de priorité on se trompe parfois d’analyse – et qu’en mettant l’accent sur la France on risque de mettre de vieux mots, des expressions stéréotypées et usées, sur des réalités peut-être inédites. « Extrême-droite », clament-ils. Retour de l’extrême-droite. Je ne crois jamais trop, moi, aux « retours ». Et ma crainte est que ne se concoctent, dans ces laboratoires de l’Est, des produits de synthèse réellement nouveaux, inconnus au répertoire des molécules politiques identifiées – et qui, lorsqu’ils nous contamineront, rendront rétrospectivement pathétiques nos gesticulations rituelles contre le « fascisme » et ses « fantômes ». Provincialisme et archaïsme – nos deux péchés mortels quand l’urgence est, comme aujourd’hui, de tendre l’oreille à ce qui advient.


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