Ingmar Bergman reçoit, à Cannes, la palme des palmes. Tout le cinéma du monde est là, au grand complet, pour l’honorer. Mais c’est sa fille qu’il envoie, à sa place, chercher le trophée. Je suis sûr qu’il y a de bonnes raisons – la fatigue du voyage, le grand âge, etc. – à ce que d’aucuns ont pu prendre pour une désinvolture ou un dédain. Reste, néanmoins, le symbole et la fable ; le peuple des visibles rassemblé dans l’ombre d’une salle obscure et, en scène, sous le projecteur, l’invisible lauréat.

Kasparov battu par Deep Blue. Victoire de la machine ? Défaite historique de l’homme ? Chute du dernier rempart qui protégeait le vivant des assauts du mécanique ? Les choses sont, heureusement, plus compliquées que ne le veut le lamento humaniste qui s’élève depuis huit jours. Car récapitulons. La machine était programmée pour battre Kasparov. On avait donc intégré à sa mémoire le nombre presque infini des coups joués, depuis qu’il joue, par le champion. Ce qui signifie qu’il restait une possibilité, pour lui, de l’emporter : jouer un coup, n’importe lequel, qu’il n’avait jamais joué ; et la vraie question, alors, devenait : allait-il, en jouant ce coup inédit, cesser d’être Kasparov ? ou fallait-il qu’il soit, pour le jouer, plus Kasparov que jamais – c’est-à-dire imprévisible ? Kasparov a perdu parce qu’il a eu peur de la machine. Prenant peur, il s’est, à son tour, mécanisé et l’a, en retour, humanisée. Il a oublié, ce faisant, qu’il n’y avait qu’une machine invulnérable : celle qu’il aurait lui-même programmée. L’intelligence de l’espèce tributaire d’un joueur d’échecs et de son sang-froid – voilà qui, pour le coup, rassure et réjouit.

Cannes encore. Autre signe des temps – et de l’irrésistible dégradation qui semble, hélas, affecter ce type de manifestation : une soirée, sponsorisée par je ne sais quel marchand, et où les gardes du corps sont plus nombreux, dit-on, que les stars. Jadis, les stars étaient muettes, presque invisibles – et c’est leur « aura » qui les rendait inatteignables. Aujourd’hui, elles sont bavardes, cannibalisées par les médias – il faut des body guards pour rétablir la distance et remplacer l’aura d’antan. Que sont nos mythes devenus ? et que vaut un imaginaire dont seuls des cordons de police éloigneraient encore les étoiles ?

Zaïre. Un pays qui implose. Un ballet de dupes et de fantoches. Une armée qui reflue sans combattre – en mettant à sac ses propres casernes. Un Mobutu à l’agonie, seul dans la tourmente, sur fond de viols et de rapines, essayant de sauver ce qui peut l’être, c’est-à-dire à peu près rien. Il nous manque un Kapuscinski ou un Graham Greene pour raconter cette démence. Il nous faudrait l’œil d’un romancier qui, seul, en la circonstance, verrait juste.

Le PS propose de créer sept cent mille emplois nouveaux. Le PC renchérit et en propose un million et demi. Tel est l’état présent de l’esprit, dans cette campagne électorale : voulant montrer qu’on est deux fois plus à gauche, on propose deux fois plus d’emplois et on dit, donc, deux fois plus de bêtises.

Monsieur Séguin, lui, fait savoir qu’il se rallie à l’esprit de Maastricht. Première réaction : l’opportunisme, en politique, est une vertu décidément sans limites – Matignon vaut bien une messe ou, au moins, une conversion. Seconde réaction, plus optimiste : c’est Begin qui a fait la paix avec l’Égypte ; de Gaulle qui a mis fin à la guerre en Algérie ; pourquoi les anti-maastrichtiens du RPR n’opéreraient-ils pas, in fine, le passage à l’euro ? Ironie du sort. Ruse de l’Histoire.

La France deviendra « le Portugal de l’Europe », grondent les esprits responsables lorsqu’ils évoquent les funestes conséquences qu’aurait, pour nous, l’interruption du processus européen. Ils ont raison, bien entendu, sur le processus. Mais je les trouve bien sévères pour le Portugal, où je suis ces temps-ci et d’où je tiens à les rassurer : il y fait bon vivre ; on y est, contrairement à la légende, plutôt moins mélancolique qu’à Paris ; et on y découvre des écrivains admirables, bien évidemment méconnus par notre provincialisme : José Saramago, par exemple (L’année de la mort de Ricardo Reis, au Seuil).

« Ne vous inquiétez pas, “ils” ne le feront pas… » C’est la formule magique de la campagne. C’est la réponse que l’on nous donne chaque fois que nous nous inquiétons de la démagogie économique des uns, des ambiguïtés européennes des autres. Et c’est même – soyons francs ! – la façon que nous avons, dans notre for intérieur, de nous rassurer nous-mêmes avant de voter, qui pour les inconséquences de Jospin, qui pour celles des amis de M. Chirac. En clair, cela veut dire qu’on ne vote plus pour des pensées, mais pour des arrière-pensées. Ou mieux : nous nous apprêtons à choisir nos députés en fonction non de la sincérité de leurs positions, mais de la quantité de cynisme que nous leur prêtons. Perversion de l’esprit public ? Ou mutation, plus profonde, dans l’âge démocratique ? Une chose est sûre : cette perspective du reniement érigée en argument électoral, cette façon de nous dire – de se dire – « votons pour celui-ci, car il est clair qu’il ne fera pas ce qu’il annonce », est un phénomène assez nouveau. Raisonnait-on de la sorte en 1981 ? Votait-on Mitterrand en songeant : « je le choisis parce que je sais qu’il sait que son programme n’est pas applicable » ? Ce n’est ni le moins inquiétant, ni le moins paradoxal, de l’affaire : le premier de nos cyniques aura été le dernier à être élu sur la sincérité supposée de ses convictions.


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