En un sens, tout est dit. Les archives sont ouvertes. Les cartes sont sur la table. Et, le premier choc passé, je comprends – je partage – la lassitude de ceux qui songent : « Voilà ! c’est fini ! aux historiens de travailler, maintenant ! à eux de recouper les sources, les informations contradictoires ! et quant au président lui-même, laissons-le à ses mauvais rêves, sa bonne conscience, ses lapsus, ses trous de mémoire vertigineux, ses demi-vérités, ses dernières ruses – sa souffrance aussi, et cette humiliation étrange qu’il semble s’être infligée ». Si je choisis pourtant, cette semaine encore, d’y revenir, c’est qu’il y a eu, depuis, le pathétique épisode de cette comparution en haute cour médiatique qu’il a voulue ; et, à cette occasion, dans le sillage de la longue et inouïe conversation avec Jean- Pierre Elkabbach, quelques commentaires qui, plutôt que d’éclairer le débat, augmentent son opacité.

L’argument de la « curée » d’abord. Des antifascistes de la première heure comme Gilles Martinet, des socialistes courageux comme Dominique Strauss-Kahn ou d’autres, s’émeuvent, à juste titre, de ce qui leur apparaît comme une insupportable duperie. Et voici des mitterrandiens improbables qui trouvent du dernier chic de s’émouvoir de cette « curée » contre un vieil homme malade, presque seul, à bout de souffle. Que dans la part de comédie qu’implique un psychodrame de cette ampleur, il y ait forcément une place pour ce rôle – supposé flatteur – de la belle âme brandissant son indulgence, on pouvait aisément le prévoir. Mais que les simples gens de ce pays, que ceux qui aspirent, notamment, à une gauche donnant réellement, et enfin, congé à ses fantômes, se laissent intimider par le chantage, voilà qui serait navrant. Car enfin, soyons raisonnables. Le propre d’une curée étant de laisser au chasseur l’initiative de serrer la proie, que dirait-on d’une victime qui convoquerait elle-même la meute et déciderait, souverainement, du lieu, de l’heure, du rituel ? C’est ce qu’a fait le président. C’est lui, seul, qui a résolu de « tout » dire. C’est lui, l’a-t-il assez rappelé ! qui a désigné jusqu’à son journaliste-confesseur. Et c’est pourquoi il n’est pas admissible, cher Giesbert, d’entonner ainsi, avec les godillots du mitterrandisme le plus orthodoxe, le grand air de la clémence indignée…

L’idée que l’on savait tout et que ni le livre de Péan ni la conversation avec Elkabbach ne nous apprennent rien que nous ne sachions déjà. Peut-être y a-t-il là, en revanche, une part de vérité. Mais un peu, toutes proportions gardées, comme le Goulag avant Soljenitsyne. Ou le passé nazi de Heidegger avant le livre de Farias. Cette drôle de façon, oui, de savoir sans savoir. Cette connaissance d’un troisième genre, mixte de lucidité et d’hypnose, dont il faudra bien, un jour, tenter de produire la théorie – et qui, à l’image de ces vampires dont on dit que le reflet ne se fixe pas dans les miroirs, ne parvient pas, elle non plus, à s’imprimer dans les esprits. Mais enfin… Restent, en marge de ce savoir flottant, deux ou trois « détails » que l’on ne connaissait, eux, pas du tout et qui, comme toujours, font basculer les choses. A commencer par cette information dont on ne pouvait, par définition, disposer que lorsque l’intéressé la livrerait : François Mitterrand, qui fut un maréchaliste fervent, ne semble, cinquante ans après, n’avoir rien appris, rien renié.

Car tout est là. Face à l’autre débat qui consiste à se demander ce qui est le plus grave, d’avoir été vichyste dans sa jeunesse ou d’avoir continué, dans l’âge mûr, de recevoir René Bousquet dans le saint des saints républicain, on est tenté de répondre qu’il y a une troisième faute, plus impardonnable encore – qui est de réhabiliter, sans le dire, une forme de vichysme. Oh ! certes pas le Vichy des « collabos ». Moins encore celui de ces miliciens dont on jette régulièrement un spécimen – Touvier, Barbie… – en pâture à l’opinion. Mais un vichysme doux et presque modéré, un vichysme « antiboche » et, au fond, « patriote », le vichysme d’Uriage, des Chantiers de Jeunesse ou d’un Maréchal Juin première manière – ce vichysme français avec lequel il apparaît que l’un des projets du président aura peut-être été de nous réconcilier. L’entêtement, si éloquent, de ce quadruple « non ! » martelé devant un Elkabbach qui l’adjurait, une fois de plus, de condamner solennellement, au nom de la France, l’horreur de notre révolution nationale…

Un dernier mot tout de même. Si grand que soit le trouble, et si vive la nausée, il serait pour le moins curieux de voir le chef de l’État porter soudain seul le poids de l’indignité. Hier une certaine légende disait : « Tous vichystes sauf la gauche » – et Paul Guilbert a raison d’écrire, dans Le Figaro de ce mercredi, que c’était ignoble. Aujourd’hui, un refrain symétrique voudrait nous faire entendre : « Tous innocents, sauf Mitterrand » – et le tour de passe-passe serait trop providentiel pour être honnête. A ces illusionnistes de la dernière heure, on rappellera, à tout hasard, le cas de ce « parti des 75 000 fusillés » qui consentit à se reconnaître, si longtemps, dans la personne d’un ancien travailleur volontaire chez Messerschmidt, en Allemagne. Ou bien l’on demandera quel effet cela faisait de se retrouver, non pas « une dizaine de fois », mais chaque mercredi matin, à la table du Conseil des ministres, aux côtés d’un certain Papon dont la justice établira peut-être que le palmarès, en matière de crimes contre l’humanité, valait bien celui de Leguay ou de René Bousquet. Le deuil est là. Qui pourra, demain, s’y dérober ?


Autres contenus sur ces thèmes