Pierre Vidal-Naquet a plus de chance que moi. Ayant évoqué, lui aussi, le passé de tortionnaire de Le Pen, ayant rappelé, autrement dit, des épisodes dits prescrits de la biographie du leader frontiste, et celui-ci lui ayant intenté, comme il le fait chaque fois, un procès en diffamation, il vient, lui, de gagner son procès. Mine de rien, c’est une date. C’est une première et c’est, donc, une date. Est-ce la revanche de l’Histoire sur un Droit jugé finalement trop rigide ? Est-ce la victoire de la Mémoire sur l’amnistie et de la Vérité sur l’amnésie ? Est-ce la guerre d’Algérie tout entière qui, peu à peu, par petites touches, comme Vichy dans les années 80, changerait de statut et viendrait enfin dans l’espace du débat ?
Jospin à la télévision. Que pense-t-il de l’affaire Michelin ? Que dit-il de ces entreprises qui annoncent, dans le même temps, des profits colossaux et des licenciements record ? Bizarrement, il n’en dit rien. Il n’en pense pas moins, mais il n’en dit rien. Et le téléspectateur en est réduit à déchiffrer les signes visibles de son malaise. Il dit, ce malaise, quelque chose comme : « la loi d’airain des marchés… la politique ne peut plus rien face à la loi d’airain des marchés… » Ou bien : « fin du volontarisme en politique… non-avenir d’une illusion que nous partagions, nous, les socialistes, avec les gaullistes incantatoires… » Ou bien, encore : « qui est dans la plus mauvaise posture – la droite décomposée à qui la réalité n’en finit pas de donner raison ou la gauche triomphante, au zénith de son pouvoir et même de sa popularité, mais qui vit, dans toute l’Europe, une débâcle idéologique sans précédent ? »
L’affaire Michelin encore. La seule chose que le Premier ministre aurait pu dire, ce soir-là, au peuple de gauche, c’est ceci : « les entreprises françaises ne sont plus tout à fait françaises ; elles sont contrôlées, pour la plupart, par des fonds de pension étrangers et, notamment, anglo-saxons ; et ces retraités anglo-saxons, qui sont devenus, au fil des ans, leurs véritables propriétaires, se fichent de l’emploi, de la détresse des salariés, etc. – ils ne s’intéressent qu’au rendement maximal de leur capital, dût-il en coûter des licenciements eux-mêmes maximaux et aveugles ». Mais il ne l’a pas dit. Car il aurait fallu, alors, dire aussi pourquoi la France n’a pas l’équivalent des fonds de pension en question. Il aurait fallu avouer qu’on a préféré, à ce jour, voir l’épargne nationale s’investir en obligations d’État, finançant la dette publique. Et il aurait surtout fallu s’attarder sur cette troublante ruse de l’Histoire : anglo-saxons ou pas, les fonds de pension drainent une épargne populaire ; c’est donc un actionnariat proprement populaire qui impose aux entreprises ces rendements inhumains ; en sorte que le capitalisme n’aura jamais été si vorace, sans pitié pour les humbles, les petits et, tout simplement, les salariés que depuis qu’il a échappé, pour de bon, aux oligarchies d’autrefois. Le capitalisme démocratique pire que les « deux cents familles » ? Mais oui.
Attentats à répétition à Moscou. Cette société déglinguée que frappent de plein fouet des bombes terriblement ciblées. Mafia ? Services secrets ? Mafias et services secrets unissant leurs forces pour créer un nouveau désordre social fondé sur la peur, le chantage, la mort ? Dissolution annoncée d’un lien social qui n’aurait pas survécu à la longue nécrose totalitaire ? Synthèses politiques inédites ? Affrontement, non moins inédit, entre ex-communistes et nouveaux islamistes qui se disputeraient, sur fond de misère, de détournements d’argent colossaux, de désespérance, les lambeaux de la société ? Tout est possible. Tout. Sans que l’on puisse encore dire si l’on assiste aux ultimes convulsions du siècle qui s’achève ou aux premiers frémissements d’un nouveau siècle de fer.
C’est l’histoire d’un jeune écrivain qui avait publié, jusqu’ici, des livres délicats, de facture classique, très écrits, et salués, chaque fois, par une presse quasi unanime. Or voici que ce jeune homme, Christophe Bataille, semble avoir décidé de rompre avec sa manière, de casser sa propre langue et ses procédés narratifs si parfaits et, plutôt que de nous donner encore l’une de ces proses lisses et policées dont il avait le secret, plutôt que de s’obstiner dans un genre dont il avait peut-être le sentiment d’avoir épuisé le charme et la ressource, il publie un nouveau roman, étrange, un peu fou, qui, avec ses histoires de travestis et de ferrailleurs, d’usines en flammes et de camions filant vers les hauts fourneaux de Silésie, avec son écriture heurtée, chahutée, toute pleine de cahots et de percussions, semble sorti, littéralement, d’une autre plume. Comment réagit, alors, cette presse qui l’avait encensé ? Plutôt que de tendre l’oreille et de se pencher sur le phénomène, plutôt que de lire, tout simplement lire, ce livre magnifique et incroyablement violent, elle boude, ou s’emporte, ou fait la leçon à l’insolent, qu’elle punit d’avoir changé. Comme si elle ne pouvait écouter que ce qu’elle a déjà entendu. Comme si elle ne voulait connaître que ce qu’elle croit reconnaître. Comme s’il était interdit à un écrivain, dès lors qu’on l’a identifié, de surprendre et de s’en aller.
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