Mitterrand encore. On croit toujours que c’est fini. On se dit : « c’était le dernier livre, les gens en ont assez ». Et puis voilà un nouveau récit qui relance la machine, déchaîne à son tour les passions – voilà un autre best-seller qui rappelle que l’ancien président, plus encore que de son vivant, reste un intarissable phénomène et filon d’édition. Plus ils en donnent, plus on en réclame. Plus l’offre croît, plus la demande croît avec elle. Ce n’est plus de la librairie, c’est de la toxicomanie. La France est droguée, et sa drogue s’appelle Mitterrand.

Je pense à la définition des mathématiques selon Canguilhem : « une théorie extérieurement fermée et intérieurement ouverte ». C’est la situation, sinon du mitterrandisme, du moins des études mitterrandiennes : extérieurement fermées (par la mort physique du sujet), intérieurement ouvertes (sur la prolifération des œuvres que cette mort, loin de tarir, semble au contraire accélérer). C’est l’étrangeté de cette affaire, son défi à toutes les lois de la production intellectuelle : une histoire qui, comme les mathématiques, n’en finit pas de produire du neuf au sein d’un espace saturé.

Ce qui fascine chez ceux qui, depuis huit jours, réagissent à ce livre de Benamou, c’est leur obsession de l’infime. L’un nous révèle qu’il a coupé l’ortolan du président en deux. L’autre assure qu’il l’a coupé en quatre. L’autre encore que le malade n’était pas en état, de toute façon, de l’avaler comme dit le chroniqueur – à l’ancienne, sous une serviette. Le quatrième refait le compte des plateaux d’huîtres qu’il a engloutis, le soir de ce dernier réveillon. Disputes byzantines. Culte de la relique et du détail. L’idolâtrie de la relique n’est-elle pas le propre des sectes ? Les maniaques du détail ne sont-ils pas, à leur façon, des révisionnistes ?

Mais l’événement mitterrandologique de la semaine aura été, bien entendu, la condamnation de Paris Match – coupable d’avoir, il y a un an, publié les photos du président gisant sur son lit de mort. Le jugement est idiot, car les photos étaient très belles. Il est contraire à ce que voulait le défunt : nous savons, aujourd’hui, combien ce roi républicain tenait à ce que soit exposé le spectacle de sa maladie, de son agonie, de sa mort. Mais il est surtout, lui aussi, très inquiétant – car que signifie un jugement qui, comme le souligne Roger Thérond, le directeur de l’hebdomadaire, déboute pratiquement la famille (un franc de dommages et intérêts pour chacun des plaignants), mais insinue que c’est l’ordre public que ces pages auraient troublé (l’amende, pénale, de 100 000 F est due à « la société ») ? On ne sait qui, du quatrième pouvoir (celui des médias) ou du troisième (celui des juges), « dérive », en l’occurrence, le plus.

Rien à voir entre la mort de Mitterrand et celle de Jean-Edern Hallier. Et l’on se gardera de trop gloser sur la coïncidence troublante des dates : le polémiste foudroyé un an, jour pour jour, après l’enterrement de son adversaire favori – comme si celui-ci, en une parade ultime, un coup de Jarnac, avait eu finalement raison de celui-là… Une remarque, cependant. D’un mort, on se demande toujours ce que fut sa dernière parole. Bien plus passionnante à mes yeux, surtout lorsqu’il s’agit d’un romancier, la question de sa dernière lecture : les derniers mots qu’il a eus, non sur les lèvres, mais dans la tête – ses vraies dernières pensées d’écrivain, c’est-à-dire, au fond, de lecteur. Je ne peux imaginer que la dernière lecture de Hallier n’ait été, comme nous tous en ce dimanche, ce fameux livre sur Mitterrand. Je ne peux imaginer qu’il soit mort sans avoir à l’esprit l’hallucinante chronique des derniers instants de François Mitterrand. Hallier est mort, à la lettre, avec l’ancien président.

Ému par la mort de Hallier ? Oui, bien sûr. Trop de moments partagés. Trop de souvenirs, qui sont ceux de sa jeunesse et de la mienne. Le temps du premier Idiot. Celui des vacances à Courmayeur. Anna. La petite Ariane. Le livre sur les luttes de classe en France que nous voulions écrire ensemble. On n’échappe pas à la règle. On est, quoi qu’on en dise, contemporain de ses contemporains. Que l’un d’entre eux s’en aille – et c’est un peu de soi, forcément, qui disparaît… Et puis, en même temps, non. Pas d’hommage hypocrite. Pas de couplet sur le-grand-écrivain-dévoyé-qui-malgréses-excès, etc. Je ne veux pas – je ne peux pas – effacer ce qui, depuis quinze ans, sans merci, m’a séparé de lui. Les textes orduriers. Les attaques ad hominem. La violence du ton. Sa vulgarité. L’antisémitisme, enfin. Je pardonne tout. Je n’oublie rien.

Bel article de Kéchichian, dans Le Monde de ce jeudi, sur la forme même du pamphlet. Suffit-il d’une plume acerbe, demande-t-il, pour faire un bon pamphlet ? Les vrais, les grands pamphlétaires ne sont-ils pas des gens qui, avant d’avoir un style, ont des convictions, une vision du monde, des valeurs ? Que serait, d’ailleurs, une plume sans âme ? Et « un style sans esprit » ? Vraies questions. À quoi j’ajouterai, encore, ce doute : y a-t-il des grandes œuvres qui ne soient faites que de pamphlets ? les pamphlétaires professionnels ne sont-ils pas de faux indignés, des révoltés de convention – l’équivalent, dans l’ordre de la colère, de ce que sont, dans celui du deuil, les pleureuses ? Les pamphlets de Hugo ne valent que parce qu’ils sont adossés aux Misérables. On ne lit ceux de Bernanos que parce qu’il est d’abord l’auteur de Sous le soleil de Satan. Le pamphlet est un genre. Ce n’est pas une religion.


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